• Quel rapport entre L’Origine du monde et la compétence du juge français?
Pour comprendre la décision de la cour d’appel de Paris ce vendredi, il faut reprendre l’historique de l’affaire, qui remonte à février 2011. À cette date, un instituteur parisien féru d’art partage sur le réseau social Facebook le lien d’un reportage sur le tableau L’Origine du monde, de Gustave Courbet. Il agrémente sa publication d’une photo de l’œuvre bien connue, montrant un sexe de femme.
Rapidement, l’internaute découvre un effet inattendu de son partage: son compte a été suspendu. Sa publication contrevient à la déclaration des droits et responsabilités, comme l’en informe le réseau social. Ces règles d’utilisation, acceptées par tout utilisateur, interdisent la publication de contenus «incitant à la haine ou à la violence, menaçants, à caractère pornographique ou contenant de la nudité ou de la violence gratuite». Le réseau social a, depuis, clarifié sa politique à ce sujet et indique explicitement que «les photos de peintures, sculptures et autres œuvres d’art illustrant des personnages nus» sont autorisées.
Choqué par l’association d’une œuvre d’art à de la pornographie, l’internaute engage des poursuites. Faute de réponse, son avocat, Me Stéphane Cottineau, assigne Facebook devant le tribunal de grande instance de Paris pour atteinte à la liberté d’expression. Alors que le juriste s’apprêtait à plaider sur la base de cet argument, l’avocate de Facebook chamboule le programme: Me Caroline Lyannaz affirme qu’aucune juridiction française n’est compétente pour juger la société, basée en Californie. La plateforme le précise explicitement dans ses conditions d’utilisation: toute action en justice contre Facebook doit se faire «exclusivement devant un tribunal américain du Northern District de Californie ou devant un tribunal d’État du comté de San Mateo».
Il s’agit alors de résoudre un nouveau litige: un juge français peut-il juger Facebook? Oui, a répondu le tribunal de grande instance de Paris en mars 2015, considérant les clauses renvoyant vers les États-Unis «abusives». Une décision confirmée vendredi par la cour d’appel de Paris.
La suspension du compte de l’internaute a-t-elle été jugée vendredi?
Non. Ce litige est né de la colère de l’instituteur qui a vu son compte suspendu -sans parvenir à obtenir sa réactivation-, mais ce n’est pas le fond de l’affaire qui était débattu. La cour d’appel devait uniquement se prononcer sur le jugement rendu en première instance et décider si, oui ou non, un juge français est compétent pour juger Facebook. La poursuite de l’affaire autour de l’œuvre d’art dépendait de cette décision.
•Cette victoire de l’internaute et de son avocat signe-t-elle la première condamnation de Facebook en France?
Pas du tout. La décision de la cour d’appel n’implique aucune condamnation à venir pour Facebook: à moins d’un pourvoi en Cassation, l’affaire devrait se poursuivre sur le fond et la justice française pourrait, par la suite, donner raison à Facebook dans l’application de sa politique.
• De futures poursuites contre Facebook en France dépendaient-elles de cette décision?
Oui et non. Légalement, rien n’empêche la poursuite de Facebook devant un tribunal français. Ce type de procédure se heurte seulement à une fin de non-recevoir formulée par Facebook, qui renvoie vers une juridiction aux USA. Mais le réseau social avait déjà perdu une bataille similaire en France. Saisie par un internaute basque et revenant sur une décision de première instance, la cour d’appel de Pau avait rejeté l’argument selon lequel un internaute doit saisir une juridiction américaine pour poursuivre Facebook. La cour s’était toutefois uniquement concentrée sur l’aspect formel: cette clause n’apparaissait qu’au milieu de nombreuses dispositions écrites en petits caractères et en anglais, et a donc été considérée «non lisible».
Cette fois, la cour d’appel a validé un jugement de première instance rendu sur le fond. Cette confirmation peut faire passer Facebook sous le coup du droit à la consommation, ouvrant d’autres possibilités juridiques. Une telle décision venant de la cour d’appel de Paris a par ailleurs un impact symbolique important. Cela crée un précédent qui rendra difficile le recours à l’argument de la juridiction par Facebook et pourrait donc faciliter les poursuites à son encontre. «Une décision en ce sens serait un peu un sursaut de souveraineté», affirmait Me Stéphane Cottineau au Figaro avant la décision.
Le juriste se montrait plutôt serein, et pour cause: le contexte va dans le sens d’un durcissement juridique à l’égard des grandes firmes américaines. Dans la veine de cette affaire, la Cnil et la DGCCRF (Direction générale de la concurrence) imposent ainsi à Facebook de corriger les incohérences entre conditions d’utilisation et loi française. Le projet de loi pour une République numérique introduit par ailleurs un régime juridique différent pour les grandes plateformes que sont Facebook mais aussi Google ou Apple afin de les obliger à mieux organiser leurs propres règles.
• La France est-elle le premier pays à réaffirmer sa compétence pour juger un réseau social américain?
En Allemagne, des décisions en ce sens ont déjà été prises. Une cour d’appel berlinoise, saisie par une association de protection des consommateurs, a estimé en février 2014 que la loi allemande devait s’appliquer à Facebook et que certaines clauses des conditions d’utilisation de Facebook étaient contraires à la législation allemande. Une précédente décision n’était pas allée dans ce sens, mais les juridictions allemandes s’étaient, en tout cas, prononcées sur les affaires impliquant Facebook. En Belgique, un tribunal bruxellois a également ordonné à Facebook de cesser le pistage de ses utilisateurs. Le réseau social a fait appel. En Autriche, l’emblématique Max Schrems, qui a fait des données personnelles son cheval de bataille, entend également mener à bien une procédure autrichienne à l’encontre de Facebook. Cette dernière n’est toutefois pas terminée.
AFP