Comment un secteur -privé harcelé, menacé dans son existence à cause des activités économiques informelles évaluées aujourd’hui à plus de 54% et à la dictature d’une nouvelle classe d’affairistes nouveaux riches et de syndicats destructeurs- peut-il résister aux pressions qu’il subit de toutes parts?
Des pressions et même une déstabilisation orchestrées par des syndicats dont les pratiques s’apparentent plus à une nouvelle forme de dictature qu’à des revendications salariales ou d’autres soucieuses de l’amélioration du climat professionnel. Des syndicats qui servent les intérêts de partis (extrémistes) dont la seule volonté est la dislocation de ce qui reste de l’Etat. Un Etat absent et incapable d’appliquer les lois ou de sanctionner les contrevenants. Ce qui est largement suffisant pour que les mafias des affaires, des syndicats et leurs donneurs d’ordre imposent leurs lois.
“Beaucoup de forces ne veulent pas de changements”, a déclaré Walid Ben Amor, modérateur en prélude au thème du jour intitulé «Rôle du secteur privé dans le développement et sa nature». Une conférence présentée par Habib Zitouna, économiste, lors du symposium organisé par l’Association tunisiennes des économistes tunisiens (ASECTU) et le Forum des recherches économiques.
Pour le conférencier, dont la présentation préparée en français a été exprimée en dialecte tunisien -ce qui n’a pas été dans le sens d’une plus grande clarté des idées et de l’éloquence du discours-, «notre façon de réfléchir est contradictoire. Nous voulons une économie de marché sensée offrir au secteur privé une plus grande place sur les plans décisionnel et opérationnel, et en même temps nous demandons à l’Etat d’être plus présent. C’est une revendication insistante depuis janvier 2011».
M. Zitouna a rappelé le grand gap entre le discours et la réalité. Les appels se multiplient pour la création de nouvelles entreprises. Leur nombre serait constamment en baisse. Rien d’étonnant lorsque nous voyons le climat d’affaires empoisonné par les lobbys politiques, les affairistes et les syndicalistes. Une atmosphère délétère où environ 600.000 entreprises essayent tant bien que mal de résister. Mais à quel prix?
Comment faire en sorte que le secteur privé soit plus responsable socialement parlant et que sa part dépasse le taux des 25% du PIB?
C’est là où le conférencier se contredit lui-même, car il parle de la nécessité de renforcer le rôle du secteur privé tout en rassurant ceux qui tiennent au monopole de l’Etat: «Il est nécessaire de passer à un nouveau pallier pour ce qui est des investissements privés, mais ne vous méprenez pas, cela ne veut pas dire privatiser d’autres activités dans le secteur public».
En résumé, le conférencier s’est limité à faire le constat et superficiellement d’un état de fait que toute l’assistance avisée connaît. Il n’a pas poussé l’analyse jusqu’à parler des raisons de la faiblesse actuelle du secteur privé, ou des solutions viables, pratiques et convaincantes pour une sortie de crise.
Les investissements ont besoin d’un climat sain
Ce qui a d’ailleurs poussé Hichem Elloumi, vice-président de l’UTICA à rappeler que plus des deux tiers de l’emploi sont assurés par le secteur privé, qu’il est grand temps que l’Etat reprenne son rôle de stratège au lieu de faire un dialogue national sur l’économie et de réapprendre à planifier à moyen et long termes pour drainer les investisseurs étrangers. «Il nous faut une impulsion, nous avons des champions nationaux, ils ont investi au Maroc (Renault, Peugeot qui ambitionne d’atteindre le nombre de 1 million de véhicules en 2020). Au Maroc les décisions sont prises en 24h pour accorder les autorisations nécessaires aux investisseurs. L’administration facilite toutes les procédures et les Marocains travaillent. Les entreprises étrangères ne veulent plus investir à cause de la perte de la valeur travail, de l’absence de discipline et de la dégradation de la qualité des produits fabriqués sur le sol national».
M. Elloumi n’a pas spécifié qu’au-delà de la rareté des compétences au sein de l’administration publique tunisienne, les tristes pratiques que nous avons vu apparaître après 2011 et qui consistaient à considérer tous les décideurs publics comme des corrompus et tous les opérateurs privés comme des corrupteurs ont fait que nous assistons aujourd’hui à une véritable débâcle aussi bien du secteur privé que public. Et pour cause, terrorisés, les hauts commis de l’Etat, du moins ceux compétents, ne veulent plus prendre de décisions de peur de voir les cabales politiques et médiatiques s’acharner sur eux.
Pour Mostapha Kamel Nabli (MKN), ancien gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, il y a des décisions politiques à prendre. L’ancien régime ne voulait pas de groupes privés forts, il a fait en sorte de les atomiser. Il avait peur de la puissance du secteur privé, c’est un choix politique. «La Tunisie n’a pas réussi à percer le plafond de croissance économique de 5% sur le long terme. En plus, depuis la révolution, la situation s’est détériorée et le taux de croissance a été proche de zéro en 2015. La question de la croissance économique est devenue cruciale pour l’avenir du pays».
MKN avait, lors de son intervention du mercredi 24 février, signifié qu’en Tunisie «le taux d’investissement dans le PIB est resté à un niveau moyen, atteignant 26% au début des années 1990, puis a baissé à 22% pendant la période 2006-2010. Ceci a fait que le taux d’accroissement du stock de capital est resté faible, de l’ordre de 2,3-3% par an, soit un rythme inférieur ou similaire à celui un nombre d’employés…» Il poursuit en disant que «l’expérience comparée montre que le succès en termes de croissance économique exige des taux d’investissement beaucoup plus élevés, pouvant atteindre 36% ou plus. Ces mêmes expériences nous suggèrent que le secteur privé a toujours été le moteur essentiel de cet investissement, avec une part atteignant les 80% du total de l’investissement, et un taux d’investissement du privé dans le PIB atteignant 28-30%, alors que ce taux est resté dans la limite de 14-15% en Tunisie».
Cela ne se réalisera pas demain la veille. Mais tout reste possible, indique Maher Kallel de l’Association Nour, si «les politiques de l’Etat vont vers la création de grands groupes et s’il veut encourager les investissements privés en osant de grands appels d’offres et en devenant un Etat investisseur qui encourage les investisseurs».
Ce qui ne pourrait se faire que par la disparition de la guillotine administrative allant non pas dans le sens d’alléger les procédures mais de décapiter l’investissement. La Tunisie a plus que jamais besoin de sécuriser et de rassurer les investisseurs, et les administratifs devraient assurer leur rôle de responsables patriotes et ne pas se la couler douce en observant une posture immobiliste et attentiste et surtout lâche.
Nafaa Naifer, membre du bureau exécutif de l’UTICA chargé du dossier économique, considère que dans la Tunisie d’aujourd’hui, on se limite aux vœux pieux. «L’entrepreneuriat est une culture, et le plus grand signe de son absence est que la liberté d’initiative n’a pas été constitutionnalisée». Et d’ajouter: «L’investissement a besoin d’un climat favorable… A l’échelle centrale ou régionale, l’administration a perdu ses compétences. Nous ne pouvons avoir des personnes qualifiées payées des salaires de misère. Au Maroc, le phosphate est une concession privée, dans notre pays, la réglementation en matière d’énergies renouvelables et les décrets d’application sont inadaptés. Les syndicats ont opposé leur véto à la facilitation des investissements dans ce secteur; les banques publiques, renflouées pour la énième fois, seront dans la même situation dans quelques années; et le PPP ne peut émaner que de l’administration qui doit être la première à le booster».
Pour Iskander Ounaies, universitaire et chroniqueur à Express, FM, «la Tunisie a besoin d’un secteur privé fort et a surtout besoin de repenser la manière dont se font les financements publics, mais nous n’avons pas de politique industrielle, et il ne faut pas jouer sur les augmentations des salaires, ce qui se fait depuis janvier 2011, qui profitent en premier lieu au secteur informel, et surtout il ne faut pas jouer sur l’offre mais sur la demande».
Augmentations salariales qui auraient touché 650.000 personnes dans le secteur public. Un chiffre effarant car, comme l’indique Hédi Larbi, ancien ministre de l’Equipement et spécialiste des transitions économiques en phase de transitions politiques, il faut choisir: «nous voulons un secteur privé fort ou pas, au Maroc, dont la population est trois fois celle de la Tunisie, il y a 450.000 fonctionnaires. Un secteur privé fort, socialement responsable, doit respecter la législation du pays, ne pas solliciter des privilèges spécifiques, s’acquitter des impôts et ne pas être rentier. En Tunisie, il faut que les privés cessent de réfléchir comme des rentiers et apprennent à réinvestir dans de nouveaux projets et créer des emplois. Il faut un changement de la législation pour renforcer le niveau d’employabilité. L’emploi est la seule variable, et la dignité est dans l’emploi pas dans la distribution des richesses».
Trop beau pour être vrai car aujourd’hui garder les emplois est presque une gageure, résister au banditisme et à la dictature des syndicats et aux manœuvres politiciennes relève du miracle dans un pays où l’Etat semble mort et enterré!