Rached El Ghannouchi, président du parti Ennahdha, a créé l’événement en déclarant, dimanche 28 février 2016 à Sfax, qu’«il aurait souhaité que ce soient les forces tunisiennes qui frappent les éléments tunisiens de Daech en Libye», exprimant, de manière claire, son mécontentement du bombardement américain en Libye. Il a ajouté que «les daechiens tunisiensqui complotent contre la Tunisie et sa sécurité sont ses enfants égarés», de ce fait, la Tunisie aurait dû «les dénoncer aux autorités libyennes».
Décryptage.
Cette déclaration minée ne manque pas d’enjeux pour l’évolution du paysage politique en Tunisie et dans toute la région, et ce pour trois raisons majeures.
Premièrement, elle intervient trop tard. Les questions qui se posent dès lors sont les suivantes: pourquoi Ghannouchi n’avait-il pas plaidé pour cette hypothèse auparavant? Mieux, pourquoi n’avait-il pas persuadé de ce scénario ses alliés de Fajr Libya qui contrôlent Tripoli, Sabratha et les zones jouxtant les postes frontaliers de Ras Jedir et Dehiba? A-t-il oublié ou ignoré que le maire de Sabratha avait déclaré que sa ville n’abrite aucun daechien tunisien?
Deuxièmement, la déclaration de Ghannouchi, dont le parti fait partie de la coalition gouvernementale au pouvoir, vient contredire celle faite, deux jours auparavant, c’est-à-dire vendredi 26 février 2016, par un membre du gouvernement, en l’occurrence le ministre de la Défense, Farhat Horchani, qui avait déclaré que «la Tunisie demeure opposée à toute intervention armée en Libye, mais n’est pas contre des frappes ciblant les fiefs des terroristes».
Conséquence: tout indique que Ghannouchi ne croit pas à ce gouvernement. Il a le regard ailleurs…
Les Frères musulmans assimilés à Daech
Troisièmement, le gourou semble avoir compris que le commerce qu’il fait de l’Islam politique est bien fini et que les Frères musulmans, farouches partisans de cette idéologie, dont il fait partie, tout autant que Fajr Libya, sont définitivement lâchés par les Américains. Deux indices militent en faveur de cette thèse.
Le premier est la déclaration faite vendredi 19 février 2016 par Bernard Lugan, historien spécialiste de l’Afrique, qui avait relevé qu’«il était bizarre que les Etats-Unis aient frappé à Sabratha, une ville contrôlée par Fajr Libya et non par Daech». La réponse lui a tout de suite été fournie par Mark Toner, vice-porte-parole du département d’Etat, qui déclarait le jour même que «les Etats-Unis frapperaient de nouveau là où Daech et les groupes assimilés mettraient les pieds». Les Américains semblent dire les daechiens et leurs maîtres penseurs, les Frères musulmans.
Le deuxième indice est à percevoir dans l’approbation, le 24 février 2016, par la Commission des affaires judiciaires à la Chambre des représentants des Etats-Unis, du projet de loi devant classer la confrérie des Frères musulmans comme «organisation terroriste». Le projet de loi est piloté par le sénateur républicain Ted Cruz, candidat aux présidentielles américaines. «Nous devons cesser de prétendre que la Confrérie n’est pas responsable du terrorisme qu’elle promeut et finance», a déclaré Ted Cruz, avant d’ajouter: «nous devons la voir pour ce qu’elle est: une organisation internationale vouée au jihad violent. Comme l’administration Obama refuse de prononcer les mots ‘terrorisme islamique’, le Congrès se doit d’expliquer la vérité au peuple américain sur cette menace».
Ensuite, se sentant de plus en plus isolé, le gourou a jugé utile de courtiser les salafistes djihadistes de l’intérieur, voire les cellules dormantes de Daech dans le pays, en les qualifiant d’«enfants égarés». Il retrouve ainsi ses vieux réflexes quand il avait dit au temps où Ennahdha détenait les pleins pouvoirs, en 2012-2013, que «les salafistes djihadistes lui rappelaient son enfance».
La solution, séparer le religieux du politique
Moralité: nous l’avons dit à maintes reprises. Il ne faut jamais se fier aux nahdhaouis (lire notre article: Tunisie – Politique – Religion: Faut-il se fier aux nahdhaouis?). Ce sont des caméléons qui avancent cachés et qui ne s’adaptent aux situations que lorsque le rapport des forces est en leur faveur.
Cette fois-ci, ce rapport est loin d’être en leur faveur. Ils sont acculés à choisir entre le maintien de leurs convictions putschistes et terroristes et leur conversion en parti civil rejetant, dans les textes, l’identité religion-politique. Le prochain congrès du parti sera déterminant, à ce sujet.