«Un bateau en pleine mer et qui risque de chavirer à tout moment parce qu’il est vétuste, mal entretenu, et parce que partout les boulons, pendant longtemps inondés par les eaux du fond de la corruption, sont aujourd’hui rouillés. Il va falloir s’investir et investir aujourd’hui pour enlever les plaques de rouille et mettre de l’antirouille législatif et institutionnel afin d’en finir avec un phénomène devenu aujourd’hui endémique: celui de la corruption généralisée! J’y crois tout comme mes vis-à-vis au gouvernement ou dans la société civile et c’est pour cette raison que nous ne laisserons pas les flots de la corruption noyer l’embarcation Tunisie».
L’exemple du bateau est très souvent cité par Chawki Tabib, président de l’Instance nationale de lutte contre la Corruption. Il en a parlé il y a quelques jours lors d’une présentation du phénomène de la corruption analysé par Hassen Zargouni de Sigma Conseil suite à un sondage selon lequel 78% des Tunisiens pensent que la corruption a augmenté après 2011.
Le reportage intitulé «Algérie-Tunisie: J’ai passé la frontière avec un trafiquant d’armes» de notre confrère Bouzid Ichalalène, journaliste à «Al Watan» est plus qu’édifiant en matière de mauvaises pratiques et de corruption. «A peine sorti de son véhicule, Rachid, l’homme qui m’a amené jusqu’ici, est abordé par un Libyen d’une trentaine d’années, très souriant». Rachid lui demande «ce qu’il a à vendre…» et il répond: «Des fusils d’assaut, des pistolets, des kalachnikovs». Pour les voir, il faut monter dans son pick-up à double cabine… «Je préfère acheter en Tunisie parce que les armes viennent de Libye et elles sont beaucoup moins chères»…témoigne Rachid, le contrebandier qui a accepté de l’accompagner dans la découverte du monde de la contrebande. «Aucun gendarme, aucun garde-frontière, aucun militaire ne peut résister aux barons qui gèrent les frontières. La corruption dépasse le simple fonctionnaire. Tous les responsables sont complices… C’est du commerce gagnant-gagnant… Aucun contrôle. En Tunisie vers Kasserine… tout près du massif du mont Chaambi, repaire des djihadistes d’AQMI… il n’y aurait presque pas de gendarmes. Leurs effectifs sont faibles, en plus, ils sont tous corrompus. En Algérie aussi, il y a des corrompus. La seule différence, ce sont les patrouilles surprises des nouveaux venus. Mais ça ne dure pas longtemps».
Et pour finir, Bouzid Ichalalène cite le témoignage de la femme de l’adjudant tunisien, Mokhtar Mbarki, assassiné en juin 2013 au mont Chaambi, qui assure que «son mari lui disait quatre jours avant l’attentat, qu’“il voulait quitter l’armée, car il ne supportait plus ce qu’il voyait et ce que faisaient ses camarades“».
Si nos frontières sont aussi poreuses avec des acteurs aussi versés dans la contrebande, comment lutter contre le fléau corruption qui n’a rien épargné dans notre pays?
Selon l’article 2 du Décret-loi n°2011-120 du 14 novembre 2011 relatif à la lutte contre la corruption, la corruption est «l’abus de pouvoir, de l’autorité ou de fonction en vue d’obtenir un avantage personnel. La corruption englobe particulièrement les infractions de corruption dans toutes ses formes dans les secteurs public et privé, le détournement de fonds publics ou leur mauvaise gestion ou leur gaspillage, abus de l’autorité, l’enrichissement illicite, l’abus de confiance, la dilapidation des fonds des personnes morales et le blanchiment d’argent».
La corruption est partout…
Toutes les expressions de la corruption signalées dans l’article de loi existeraient en Tunisie. Que faire pour ralentir l’étendue d’un fléau qui se propage de manière transversale?
La corruption et la mauvaise gestion coûtent au pays 4% de son PIB. Elle est partout, dans l’Administration publique, les syndicats, les médias, le secteur privé, c’est un raz de marée!
Alors qu’elle se limitait avant 2011 à la caste de Ben Ali, ses proches et protégés et particulièrement sa belle-famille, elle s’est aussi «démocratisée» touchant toutes les catégories socio-professionnelles. Certains activistes syndicaux opportunistes et véreux brandissent leurs cartes d’adhésion et se claquemurent derrière leurs centrales syndicales empêchant par la force toute forme de sanction à leur égard. L’exemple le plus édifiant en est celui des hôpitaux de Sfax et du ministère de la Santé. Celui de la Femme, de la Famille et de l’Enfance vient de rejoindre le ministère précédemment cité, parce qu’un programme d’assainissement a été lancé et nombre de mesures ont été prises pour mettre fin aux débordements des uns et des autres.
Comme désormais de tradition, le ministère a été envahi par des «protestataires» avec des menaces au suicide -arme habituelle- pour qu’on ne sévisse pas. Nous ne savons plus si nous devons en rire ou pleurer des larmes de sang d’une Tunisie gérée par les malfaiteurs et les contrebandiers devant une quasi-impuissance des pouvoirs publics.
Des chiffres inquiétants…
En matière de dénonciation de la corruption, les Tunisiens ne se montrent pas très emballés. 53% des personnes interviewées lors du sondage réalisé par Sigma Conseil pensent que leurs voix ne seront pas entendues par les institutions concernées, 12% ne dénoncent pas pour éviter les problèmes, 11% estiment que la corruption fait partie de notre vécu quotidien et 7% qui sont intimement convaincus que c’est «une coutume enracinée dans le pays et dans le monde» et qu’il est impossible de l’éradiquer.
En Tunisie, la corruption revêt toutes les formes possibles et inimaginables, allant des pots-de-vin au favoritisme, en passant par le népotisme, des cadeaux, un échange de service rendu, la douane, les partis politiques, le secteur de la sécurité, les collectivités locales (mairie, municipalité, etc.), les administrations publiques (STEG, SONEDE, etc.).
Une information qui a fait le buzz, il y a quelques jours: la CNAM a couvert des frais de soins de l’ordre de 3 millions de dinars à des personnes décédées. What else?
La création d’un ministère chargé de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption ainsi que la nomination de Chawki Tabib à la tête de l’Instance nationale de lutte contre la corruption déclencheraient-elles un mouvement national pour la lutte contre le phénomène dévastateur qu’est la corruption? Ce qui est sûr, c’est que pour réussir ce grand défi, il faut des mains incorruptibles et qui ne tremblent pas.