La culture de 3.000 hectares de canne de Provence ou bambou à la délégation de Sbikha à Kairouan, autorisée récemment par le ministère de l’Investissement et de la Coopération internationale, est un projet de développement non durable par excellence, selon des chercheurs agronomes et des experts du sol.
Ce projet de la multinationale ICL Italy, filiale du groupe agrochimique et industriel israélien ICL Chemicals (industrie chimique, additifs alimentaires), promet 4.000 emplois et une production de biocarburant destiné à l’export. Toutefois, le développement durable que prône le pays n’aura été qu’une chimère, si pour relever ce défi de l’emploi le gouvernement doit composer aussi avec la perte de biodiversité et la mauvaise gestion des ressources naturelles.
Le 26 février dernier, le ministère a signé la convention avec ICL Italy et présenté le projet comme étant d’énergie renouvelable. Or, le bio-carburant (bio-éthanol) que la société “ICL Tunisie” se propose de produire à partir de la canne de Provence sera totalement exporté.
Qu’est-ce qui reste alors pour la région, pour le pays? Un écosystème bouleversé par une plante envahissante, qui a, certes, des avantages, mais aussi des effets néfastes pour les sols.
“L’Arundo Donax, de son nom scientifique, la canne de Provence est une espèce envahissante et très néfaste pour les écosystèmes. Elle ne présente aucun avantage en termes de création d’emploi, malgré les dires de la société qui table sur 4.000 emplois”, rectifie Mohamed Elyes Kchouk, universitaire et chercheur au Centre de biotechnologie de Borj Cedria.
La région de Sbikha souffrait déjà de l’introduction d’une espèce envahissante (la morelle jaune), et cette deuxième introduction “risque de détruire plus de terres, ce qui réduirait les ressources des habitants de la région”, prévient le chercheur.
D’après lui, les experts agronomes s’y opposent farouchement en raison des dommages et des effets néfastes de cette plante pour l’agriculture, le sol et les cours d’eau.
L’assaut des multinationales…
La Tunisie ne dispose d’aucune réglementation pour s’opposer à cette introduction, a encore indiqué Kchouk, faisant savoir qu’une équipe est en train de préparer une Loi sur la bio-sécurité (OGM, espèces pathogènes, et espèces envahissantes) depuis plus d’un an. “C’est très complexe”, dit-t-il.
En l’absence de cette loi, “nous devons demander des analyses de risques avant toute introduction pour plantation et exiger des études d’impact sur l’environnement et sur la société”.
Car, ce projet, d’un investissement de l’ordre de 200 millions d’euros, n’a aucun avantage pour la Tunisie, qui verra son écosystème bousillé, sans profiter de ce carburant propre, d’autant plus que le ministère de l’Investissement s’en félicite et prévoit de donner encore l’autorisation pour l’étendre à d’autres régions, soit sur 12.500 hectares.
“C’est une multinationale qui ne se soucie pas de l’environnement et qui profite de l’absence d’un cadre réglementaire pour exploiter le sol, l’appauvrir et après quitter le pays”, a encore argumenté Kchouk.
Quels risques pour les écosystèmes ?
Une fois introduite et cultivée, la canne de Provence se multiplie très vite par rhizomes souterrains et éclats de souches et risque de “boucher” les petits ruisselets dans les zones arides. Elle empêchera, donc, la collecte d’eau dans les barrages collinaires et autres moyens de collecte des eaux. C’est pour cela, il faut avant de la cultiver, entourer les surfaces de barrières profonde dans le sol, afin qu’elle ne s’étale pas au-delà de sa zone de production”, a expliqué le chercheur.
En outre, comme elle n’est pas native de la Tunisie, elle ne va pas trouver de parasites ou autres “prédateurs” pour limiter son expansion, elle va s’étendre “tranquillement” et bousculer les espèces indigènes dans leur milieux et bouleverser tous les écosystèmes naturels qu’elle rencontre sur son passage.
La Tunisie, dont les écosystèmes sont déjà fragilisés et menacés par d’autres fléaux anthropiques ou autres, tels que les changements climatiques, a ratifié la Convention Internationale sur la Diversité Biologique et autres conventions relatives à la question, et doit de se conformer aux décisions relatives aux espèces invasives.
Par ailleurs, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) exige le respect de ce volet de biodiversité lors de la réalisation de tout projet de développement agricole. Contacté par TAP, Lazhar Hamdi, responsable au gouvernorat de Kairouan, a indiqué que le projet n’est qu’au début et que seulement 1.450 hectares seront cultivés de canne de Provence. Le CRDA Kairouan et la direction générale des domaines de l’Etat ont inspecté le site et élaboré un rapport à son sujet, a-t-il dit.
Une menace pour les pâturages…
Omar Mtimet, expert dans les sols, a expliqué à l’agence TAP que cette plante, exploitée dans la production du bio-éthanol, une fois cultivée à Sbikha, même si les sols sont marginaux et touchés par les sels des sebkhas, menacera les sources de revenus des éleveurs et des paysans, car leurs troupeaux verront leurs pâturages diminuer en surface.
Sur le plan environnemental, la culture de cette espèce va causer un gaspillage et un épuisement des ressources en eau et en sols (difficilement renouvelables dans les conditions actuelles des changements climatiques et la sécheresse que nous vivons) pour des entreprises dont l’objectif est le gain et l’exportation des bénéfices à court terme.
Un développement non durable prôné depuis 2011 au nom de l’emploi
Le système intensif programmé pour le développement de la canne sur ces terres en irrigué engendrera, selon Mtimet l’érosion en surface, la compaction profonde des sols, une pollution chimique par les engrais et pesticides (couche superficielle et nappe phréatique), une salinisation et une hydromorphie contaminant toute la périphérie de la zone exploitée. Ce qu’on appelle le développement non durable dont la Tunisie plaide depuis 2011.
Pour l’eau et à titre d’exemple, en Inde, la fabrication d’un litre d’Ethanol à partir de la canne à sucre consomme jusqu’à 3.500 litres d’eau.