Il est pour le moins curieux qu’à chaque fois où le pays entre dans de graves turbulences, l’attention de l’opinion publique se trouve portée sur des questions mineures mais qui portent les graines de la division, du moins qui sont sujettes à controverse.
Sans revenir à l’épisode resté fameux d’El-Abdellia qui s’est révélé être une indéniable supercherie par laquelle le mouvement Ennahdha voulait accélérer sa mainmise sur le sacré dans le sillage de sa revendication de l’inscription de la Chariaa dans la Constitution alors en cours d’élaboration, il ne faut pas être grand clerc pour percevoir de temps à autre la mise en scène d’une histoire ou bien d’un sujet banal en apparence, mais dont la mise en épingle fait oublier tout le reste. Les médias en font leurs gorges chaudes mettant en seconde position et de très loin des sujets autrement plus préoccupants.
On a comme l’impression que quelque force occulte tire les ficelles d’une véritable embrouille que tout le monde subit, parfois à son corps défendant, alors que beaucoup sont conscients qu’on se joue d’eux. Mais dans un environnement ambiant contaminé par le virus du suivisme et où la sagesse n’a plus de place, comment ne pas tomber dans les travers de ce qu’on peut appeler «une communication de la diversion».
Que ce soit l’histoire d’un remaniement que l’on dit imminent et que les analystes de tous bords commencent à disséquer comme si c’était de l’argent comptant alors qu’il n’est tout au plus qu’«un ballon d’essai» lancé par une quelconque officine occulte, jusqu’à la mise en évidence, plus que de raison, de propos d’un universitaire dont la science est avérée mais que la vieillesse a rendu sénile, tout est bon pour déplacer l’attention de l’opinion vers des sujets mineurs quand bien même ils sont sensibles et peuvent, si on n’y prend garde, créer des difficultés majeures y compris d’ordre public.
La semaine dernière nous a offert la meilleure illustration de cette «communication de diversion» dont les conséquences sont virtuellement graves et qui peuvent mettre le feu aux poudres. Il en est ainsi de cette controverse sur l’apprentissage du Coran aux jeunes enfants. Les ministres de l’Education et des affaires religieuses conviennent d’ouvrir les écoles pendant l’été pour des activités extrascolaires, parmi lesquelles l’apprentissage du Texte Sacré. Rien à dire tant qu’il s’agit d’activités non obligatoires qui se font avec l’assentiment des parents. Pour les Tunisiens, musulmans à 99%, cela n’a rien d’extraordinaire.
Ce qui l’est c’est l’usage politique qu’on veut en faire. Le ministre des Affaires religieuses, Mohamed Khélil, justifie sa trouvaille par le besoin d’«immuniser» nos enfants à travers la récitation de versets du Coran. Plus on en apprend, mieux c’est. C’est à son avis d’avoir oublié cette «vérité» que nos jeunes sont victimes d’embrigadement et de radicalisation.
Attrapant la balle au bond, des médias font de ces paroles sujettes à controverse, alors que la question ne s’y prête pas. C’est ainsi que la chaîne qui bénéficie de la plus grande audience va chercher le «contradicteur» du ministre, ce sera une contradictrice. Mme Neïla Sellini est une universitaire doublée d’une polémiste de talent. Le choix n’est pas contestable sauf que la querelle est académique et n’a pas sa place dans un média regardé par tout le monde. La dame en profite pour attaquer de façon ostensible le ministre des Affaires religieuses, allant jusqu’à mettre en doute ses diplômes universitaires. Mme Neïla Sellini s’est trompée de tribunes. Alors qu’il s’agit d’un choix politique dont personne ne met en cause la justesse, elle porte le débat au niveau académique qui a ses canaux et ce ne sont pas les plateaux de radio ou de télévision.
Professeur universitaire en sciences islamiques (sa thèse porte sur l’exégèse du Coran et du Hadith), elle est en droit de critiquer l’apprentissage d’un texte ardu par de jeunes enfants ou de contester que sa récitation puisse immuniser contre la radicalisation, mais le commun des Tunisiens ne comprendrait pas qu’on puisse mettre en cause ce qui est pour lui incontestable.
De plus, la chaîne fait l’énorme gaffe de programmer une émission de «reality-show» où elle donne la parole à un homosexuel à visage découvert pour parler de ses difficultés dans la société. Le lien est vite fait entre les deux, et il n’en faut pas plus pour que beaucoup de Tunisiens se sentent agressés.
Les forces «occultes» liées selon toute vraisemblance au parti islamiste en profitent pour lancer une campagne de boycott contre la chaîne incriminée, tout en ameutant les sites et autres médias qui lui sont proches contre ces atteintes à l’identité tunisienne et à ses symboles sacrés.
La «communication de diversion» travaille à plein régime. Dans le même temps, un sujet majeur émerge sur la scène, autrement plus important, celui de la «réconciliation nationale» proposé par Rached Ghannouchi et approuvé par Béji Caïd Essebsi. Ce sujet est escamoté. Malgré son importance, il est placé loin derrière cette «effervescence» médiatique sur le Coran et l’homosexualité.
Pourquoi cette question de réconciliation vient-elle à ce moment? Le timing est bien choisi. Pour Ghannouchi, il permet de faire oublier le congrès d’Ennahdha y compris pour la base islamiste qui n’est pas sur la même longueur d’onde que le chef du mouvement. Pour Caïd Essebsi, qui n’a pas admis que son projet de «réconciliation économique» soit reporté aux calendes grecques, la proposition de Ghannouchi a plus de chances d’aboutir. Dans un mois ce sera le Ramadan et la léthargie de l’été, une atmosphère favorable à tout faire passer en douce. Eux aussi jouent sur la diversion.
Il y a un risque majeur, cependant. Cette technique, tel un boomerang, risque de se retourner contre ses auteurs. L’épisode d’El-Abdellia a eu pour conséquence d’enterrer définitivement la Chariaa comme référence de la loi en Tunisie, alors que les questions du Coran et de l’homosexualité ont abouti à une campagne de boycott contre la chaîne de télévision incriminée. Qu’en sera-t-il de la réconciliation nationale? Le risque est grand pour que lui aussi passe à pertes et profits s’il n’est pas soumis à l’opinion publique dans la plus grande transparence.