La lutte contre la corruption a été marquée, ces jours-ci, par trois évenements qui viennent confirmer que l’Etat commence a s’attaquer sérieusement a ce fléau lequel a atteint des seuils intolérables et qui, pour peu qu’il soit banalisé, risque de s’ancrer définitivement dans les traditions du pays, a l’instar de l’Italie et d’autres pays d’Amérique du Sud.
Le premier est à l’actif du chef du gouvernement, Habib Essid. Ce dernier a décidé, hier vendredi, d’octroyer, au titre de l’exercice 2016, une rallonge budgétaire de 1,4 million de dinars supplémentaire à l’Instance nationale de lutte contre la corruption, indique un communiqué rendu public vendredi 6 mai 2016.<
Ce montant vient satisfaire une requête du président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC), Chawki Tabib lequel, comme son prédécesseur d’ailleurs, s’est toujours plaint de la modicité des moyens mis à la disposition de l’INLUCC pour s’acquitter correctement de sa mission.
Le deuxième a été créé par Chawki Tabib lui-même quand il a déclaré, cette semaine, que «l’Etat subit des pertes de 25% de la valeur totale des marchés publics en raison de la corruption dans la gestion des achats publics». C’est de toute évidence un chiffre effrayant et scandaleux pour un pays qui compte plus de 600 mille chômeurs.
Le troisième est une décision courageuse de la Commission supérieure des marchés (CSM) qui vient de rejeter, en raison de soupçons de corruption relevés par des députés et des médias, les résultats d’un appel d’offres lancé par la STEG et l’octroi par la même entreprise publique d’un autre marché selon la technique du gré à gré.
Cette affaire mérite qu’on s’y attarde, car elle met à nu les méthodes auxquelles recourent les commissions des marchés des entreprises publiques qui traînent, pour mémoire, un déficit de plus de 3,5 milliards de dinars, pour l’octroi des marchés publics lesquels représentent 18% du PIB (85 milliards de dinars), soit plus de 15 milliards de dinars.
Des stratagèmes aux relents de corruption
Au commencement, la direction a annoncé, fin août 2015, au cours d’une réunion du comité technique de la Société tunisienne d’électricité et de gaz (STEG), l’apocalypse, voire la possibilité pour le pays de connaître, en été 2016, des coupures d’électricité de grande ampleur comme il en avait connu en 2012, indiquant, au passage, que le taux de consommation va augmenter au cours de l’année de 8,5%.
Pour éviter ce scénario catastrophique, on a proposé la construction de deux centrales électriques, une à Bouchamma à Gabès et une autre à Mornaguia (ouest de Tunis) d’une capacité totale de 500 mégawatts. Ces alertes se sont avérées ensuite de fausses alertes pour deux raisons:
La première est que les prévisions d’accroissement de la consommation sont erronées. Interpellé par les députés, au mois d’avril 2016 sur cette question, le ministre des Mines et de l’Energie a reconnu qu’elles sont gonflées et qu’elles ne dépasseraient pas les 3,5%.
La seconde concerne l’estimation des besoins du pays pour la période estivale 2016, soit 500 mégawatts. Cette quantité, qui devait être prévue normalement lors de l’élaboration du budget 2015 et au plus tard, par le département d’Exploitation et Planification de la STEG, aux mois de juin et juillet 2015, n’est devenue urgente que fin juillet 2016.
D’ailleurs, cette estimation pèche par le fait qu’elle ne tient pas compte de la proposition faite par l’Agence de coopération japonaise internationale (JICA) qui avait proposé aux tunisiens le financement à des conditions idéales (40 ans de délai de remboursement, une maturité de 10 ans et un taux d’intérêt de 0,6%) l’installation de deux turbines dans l’usine du groupe japonais Mitsubishi à Radès, deux turbines qui auraient pu satisfaire les besoins du pays durant la période estivale de 2016. Elle ne tient pas également compte des 200 mégawatts produits par les fermes éoliennes du pays.
La STEG ne croit pas aux énergies vertes
C’est que la STEG ne croit pas aux énergies vertes. Lors d’une journée ouverte, organisée fin avril 2016 à Monastir, sur les activités de la STEG, on a affirmé haut et fort, devant le ministre, qu’il ne peut pas compter sur les énergies vertes car leur production d’électricité est irrégulière. On semble oublier que partout dans le monde les énergies vertes sont érigées en alternatives stratégiques et pérennes aux énergies fossiles.
Est-il besoin de rappeler ici que le coût mondial du kilowattheure produit par l’énergie solaire est estimé, actuellement, à 60 millimes, contre 108 millimes le kilowattheure vendu par la STEG et produit à partir du gaz naturel.
Au cours de cette journée, Ameur Bechir a affiché ses préférences pour le fossile et plaidé pour le gaz de schiste, des préférences en nette contradiction avec les prévisions de la STEG qui table sur une augmentation de la part des énergies vertes dans sa production à 30% d’ici 2030, mais aussi en contradiction avec les prévisions du Plan de développement (2016-2020) qui projette de porter la part des énergies vertes à 12% contre 3% actuellement.
C’est apparemment sur la base de cette aversion pour les énergies vertes que la direction générale de la STEG a programmé, pour l’été 2016, une capacité de production de 500 MW et accéléré les procédures en accordant, sous prétexte de l’urgence et d’éventuelles coupures de courant à l’horizon, le marché de la centrale de Bouchamma au groupe américain Energy Electric, selon la technique de gré à gré, une technique connue pour accroître le coût du projet de plus de 20% comparativement à l’appel d’offres.
C’est dans cet esprit également que la direction générale de la STEG s’est entêtée, jusqu’à l’ultime minute, à défendre le dossier du candidat allemand Siemens qui a proposé un investissement de 470 MDT pour la réalisation de la centrale de Mornaguia, alors que le candidat italien en lice, en l’occurrence le groupe italien Ansaldo Energia, avait proposé 350 MDT, soit une différence de 120 MDT, de quoi construire une nouvelle centrale. La STEG a prétexté que Siemens répondait le mieux sur le plan technique au cahier des charges.
Soumis à l’approbation de la Commission supérieure des marchés (CSM), comme le stipule la loi, cette dernière a rejeté, purement et simplement les résultats de ces marchés et demandé le lancement d’un nouvel appel d’offre et la révision du cahier des charges. Pour la Commission, l’écart entre les deux offres est énorme. Ses experts n’ont pas été convaincus des justificatifs techniques de la STEG.
Quand la STEG compromet nos relations avec le Japon
Selon nos informations, en dépit de ce rejet, la direction générale a continué à manœuvrer pour contourner la décision de la CSM et à solliciter l’appui de son Conseil d’administration lequel s’est aligné sur la décision de la CSM. Malgré ce double rejet, la direction générale de la STEG a proposé à la CSM une réduction de la proposition de Siemens. La Commission a maintenu sa position. L’affaire a pris de l’ampleur et a été portée devant l’Assemblée des représentants du peuple qui a auditionné le ministre des Mines et de l’Energie.
Par delà les péripéties malheureuses de cette affaire, ses conséquences sont désastreuses. Premièrement, elle a confirmé que les risques de corruption générés par les marchés publics demeurent hélas d’actualité. Deuxièmement, en faisant tout pour faire écarter la JICA de ce marché, la STEG a terni l’image de la Tunisie auprès d’un partenaire d’excellente facture, voire un des meilleurs fournisseurs d’aide au développement du pays.
Troisièmement, l’acharnement qu’a mis la direction générale de la STEG pour défendre les résultats de ses marchés semble conforter certains quand à la présomption de corruption.
Enfin quatrièmement, le peu d’intérêt que porte la direction générale de la STEG aux énergies vertes est, le moins qu’on puisse dire, scandaleux et irresponsable, d’où tout l’enjeu d’écarter, tout de suite, les cadres qui travaillent contre ces énergies propres, pérennes et à portée de main.
Et pour faire un peu de morale, il y va de l’intérêt supérieur du pays.
A bon entendeur.