La liste des Tunisiens parue dans les documents Panama Papers, issus du cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca, comporte les noms de plusieurs hommes d’affaires qui ont eu recours à des montages offshore dans des paradis fiscaux comme les Iles Vierges britanniques ou le Panama. Ces sociétés offshore ont été ouvertes au porteur ou au nom des membres de la famille ou des partenaires de ces hommes d’affaires qui opèrent dans plusieurs secteurs comme les médias, l’acier, la fabrication de bois, outre le secteur financier et l’immobilier.
La liste fuitée du cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca ne comporte pas tous les noms tunisiens, mais seulement ceux ayant déclaré leur identité tunisienne ou leur résidence en Tunisie. Parmi les noms cités, figure celui de Fatma Jaouadi, femme d’affaires tunisienne possédant des actions dans une usine de confection à Ras Jebel (gouvernorat de Bizerte), elle-même (usine) filiale de la marque internationale «Lee Cooper».
Selon des données publiées au Journal officiel de la République tunisienne (JORT), cette femme d’affaires a également des actions dans une société financière (SICAV) et dans la société générale de distribution.
Les documents Panama Papers, obtenus par l’agence TAP, par l’intermédiaire du réseau Arij de journalisme d’investigation, révèlent que Jaouadi possède 2.500 actions d’une valeur de mille dollars chacune, dans la société Benchmark Power Internatioanl S.A dont le siège est aux Iles Vierges britanniques.
Jaouadi possède des actions d’une valeur de 2,5 millions de dollars dans cette société avec l’homme d’affaires égyptien et vice-président de la Banque africaine de développement (BAD) Ahmed Fekri Bahjat (de 1998 à 2004).
Les documents relatifs à la société expliquent les différentes étapes par lesquelles est passée la société, de sa création en passant par le changement de propriétaires, les bureaux qui supervisent la gestion, jusqu’à l’augmentation de son capital et son installation en Egypte.
En fait, la société est passée par deux étapes. La première a duré quatre ans (2005/2008) au cours de laquelle l’entreprise n’avait pas de structure matérielle ou des bureaux. La 2ème étape a commencé en 2008, période au cours de laquelle la société a ouvert des bureaux en Egypte, mis en ligne un site WEB comportant toutes les données relatives au lieu de son enregistrement (les Iles Vierges britanniques) et à ses activités dans plusieurs projets en Egypte et ailleurs.
D’une société au porteur à une société propriété d’un haut responsable à la BAD
En octobre 2004, la société «Canville assets management corp», dotée d’un capital de 50 mille dollars répartis sur 50 mille actions a été créée par le cabinet d’avocats Mossack Fonseca. Cette société, enregistrée au porteur, est l’une des sociétés utilisées par le cabinet panaméen en tant que société écran, révèlent des messages échangés entre les agences du cabinet d’avocats précité.
En mai 2005, Ahmed Bahjat est devenu, quelques mois seulement après avoir quitté la BAD, le propriétaire de 77% des actions de la société “Canville assets management corporation”, à la demande de Nova Atlantis S.A., un bureau basé à Genève (Suisse) spécialisé dans la gestion des sociétés et des fortunes. Le reste des actions a été enregistré au nom de l’égyptien Ahmed Charif Hazem.
Six mois après, Bahjat est devenu le seul propriétaire de la société avant l’entrée, en septembre 2006, de Fatma Jaouadi avec 2500 actions, contre 47.500 actions revenant à Bahjat. En avril 2008, le nom de la société «Canville assets management corporation» est devenu «Benchmark power international» et son capital a été augmenté, passant de 50 mille à 50 millions de dollars.
Le bureau chargé de la gestion des affaires de la société, a aussi été changé. A partir de cette date, la société enregistrée aux Iles Vierges britanniques, s’est installée en Egypte avec une structure matérielle. Présidée par Bahjat, la société opère dans le domaine des énergies propres, comme le souligne son site Internet http://www.benchmarkpowerintl.org).
En consultant le même site Internet qui n’occulte pas l’information relative à l’enregistrement de la société aux Iles Vierges britanniques, on observe une absence totale des premières quatre années de sa création (rubrique historique de la société).
L’avocat tunisien Wissem Saidi a estimé qu’un capital qui passe de 50 mille à 50 millions de dollars (mille fois), prête au doute, mais on ne peut statuer sur ses causes sans connaître l’activité de la société avant cette opération d’augmentation du capital. Toutefois, au cours d’une émission télévisée sur les sociétés offshore installées dans les paradis fiscaux, l’avocat libanais et expert international en droit des entreprises Ahmed Zabib, a affirmé «que la fermeture de n’importe qu’elle entreprise ou le changement de son nom ou de son siège d’un paradis fiscal à un autre, signifie qu’elle (société) a accompli la mission qu’on lui a assignée lors de sa création».
Pour le même expert, «les sociétés de ce type sont, dans une première phase, un compte pour le versement de l’argent pour des raisons qui peuvent être innocentes (commerciales ou logistiques) ou non innocentes comme la fuite de capitaux ou le blanchiment. Après cette phase, soit la société ferme ou change de lieu pour dissimuler toute trace de cette opération».
Fatma Jaouadi nie toute relation avec cette société
En contactant Fatma Jaouadi pour prendre rendez-vous et lui présenter les documents, elle a exprimé un refus net. Sur un ton moqueur, elle a affirmé: «c’est un honneur pour moi que mon nom soit cité dans les documents de Panama Papers aux côtés des grands politiciens ». «Je n’ai aucune relation avec cette société», a fait savoir Jaouadi, sans toutefois nié sa relation avec Bahjat. Sur ce point précis, elle a affirmé qu’elle lui a loué une maison alors qu’il travaillait à la BAD en Tunisie. «C’est un homme d’affaires connu et il a des investissements dans plusieurs pays. Il est même en contact avec des membres du gouvernement tunisien pour investir dans un projet de production d’électricité à partir de l’énergie solaire», a-t-elle dit.
L’Agence de promotion des investissements extérieurs (FIPA) a réfuté les propos de Jaouadi, précisant que l’homme d’affaires égyptien n’a pas déclaré de projet d’investissement auprès des structures officielles.
La loi tunisienne interdit aux Tunisiens d’investir à l’étranger…
L’expert-comptable et membre de l’Ordre des experts-comptables de Tunisie (OECT), Anis Wahabi, a expliqué que «ce que cherchent les investisseurs dans les paradis fiscaux ce ne sont pas les incitations fiscales, mais plutôt le secret». «La création d’une société dans les paradis fiscaux n’est qu’une opération virtuelle qui vise à assurer la gestion de comptes bancaires à l’abri des regards», a-t-il expliqué. Et de poursuivre: «quel que soit l’objectif légal ou illégal, la création de ces sociétés dans les paradis fiscaux permet à ces dernières d’être loin de toute reddition de comptes et de tout contrôle».
Selon lui, «la loi tunisienne n’interdit pas à toute personne morale d’investir à l’étranger, à condition d’obtenir une autorisation préalable de la Banque centrale de Tunisie (BCT) et de réinjecter les bénéfices en devises dans le circuit national». Le code des changes loi n°18 de l’année 1976 ainsi que la loi du commerce extérieur n°41 de l’année 1996 stipulent que les personnes physiques résidentes de nationalité tunisienne ainsi que les personnes morales résidentes doivent déclarer à la BCT leurs avoirs à l’étranger. En outre, les résidents sont tenus de rapatrier et céder sur le marché des changes les devises provenant de l’exportation de marchandises, de rémunérer des services rendus à l’étranger et d’une manière générale tous revenus ou produits provenant de l’étranger.
Wahabi a relevé que «la loi tunisienne n’interdit pas aux sociétés enregistrées dans les paradis fiscaux d’investir en Tunisie et de participer aux appels d’offres. Ces sociétés sont néanmoins soumises à une retenue à la source de 25%, a-t-il encore ajouté.
Qui est Fatma Jawadi et quels sont ses investissements en Tunisie?
Fatma Jaouadi est l’associée de l’homme d’affaires connu et ancien président de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), Hédi Djilani, dans plusieurs de ses entreprises. Elle détient 49% des actions de l’usine de confection de Ras Jebel; elle est membre du conseil d’administration d’un établissement financier et d’investissement SICAF ainsi que de la Société générale de distribution.
Hédi Djilani a affirmé: «je n’ai aucune information sur la société de Fatma Jaouadi… C’est vrai qu’elle est mon associée, depuis 40 ans, dans l’usine de confection de Ras Jebel qui est en fait un groupe de sociétés, mais cela ne veut pas dire que je suis responsable de ses agissements».
L’ancien dirigeant de la centrale patronale a exprimé son refus de ce genre de pratiques de la part des hommes et femmes d’affaires. «J’ai lutté tout au long de ma présence à la tête de l’UTICA pour que les investisseurs qui exportent leurs produits puissent ouvrir des comptes en devises et j’ai poussé en faveur de la convertibilité totale du dinar, justement pour que l’homme d’affaires ne se trouve pas dans l’obligation de recourir à des pratiques illégales pour garantir ses besoins en devises», a-t-il affirmé.
Il y a lieu de rappeler que malgré les efforts fournis, toutes les démarches entreprises par l’Etat tunisien afin de récupérer l’argent spolié et détourné vers l’étranger ainsi que les différentes manifestations internationales et régionales organisées sur ce sujet ont échoué. Le ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, Hatem El Euch, a admis cet échec, notamment après la fin des travaux de la commission de récupération des avoirs spoliés et déposés à l’étranger, en mars 2016.
Les responsables imputent cette situation aux défis juridiques et politiques auxquels fait face le processus de récupération des avoirs spoliés, outre le manque d’expérience, face au nombre important de dossiers examinés par un nombre réduit de juges.
Les documents Panama Papers ainsi que ceux de Swiss Leaks ont démontré que la fuite des capitaux s’est poursuivie, après la révolution. Les différentes instances et la commission parlementaire sont appelées à assumer leurs responsabilités et à enquêter sur ces avoirs et dévoiler leurs sources.