«Oh temps, suspends ton vol, et vous heures propices, suspendez votre cours». Ce vers d’Alphonse De Lamartine illustre bien le contexte tunisien actuel. Alors que le temps n’attend ni n’entend, la Tunisie pourrait de nouveau souffrir des incertitudes, de l’indécision et de l’immobilisme de ses dirigeants. Sauf si le président de la République, qui a enfin réalisé l’ampleur de la crise dans notre pays et décidé de revoir la composition de la formation gouvernementale, a déjà préparé l’alternative pour un atterrissage en douceur sur une piste minée! La réponse, nous pourrions l’avoir dans les tous prochains jours car, comme vient de nous le déclarer, dans l’interview ci-après, Habib Essid, chef du gouvernement, «la nature a horreur du vide».
Entretien
Webmanagercenter : Nous sommes à 2 jours du mois de ramadan, devenu le mois le plus sanglant de l’année pour nous autres Tunisiens. Le président de la République a annoncé, jeudi 2 juin 2016, que la Tunisie a besoin d’un gouvernement d’union nationale et qu’il pourrait y avoir des changements majeurs y compris à la tête du gouvernement. Que pensez-vous du timing?
Habib Essid : C’est une période à haut risque, et s’il doit y avoir un changement, il doit se faire rapidement pour ne pas laisser le pays en attente, c’est très mauvais pour l’économie, c’est très mauvais dans une situation d’équilibres précaires, c’est très mauvais à l’échelle sécuritaire.
Nous abordons une période à haut risque, celle du mois de ramadan, et même si sur le plan sécuritaire, la situation s’est améliorée, les menaces sont bien là et les dangers sont réels. Et ceci pas uniquement au niveau de la Tunisie mais à l’échelle internationale également. Je l’ai dit à maintes reprises: le terrorisme peut frapper à n’importe quel moment et n’importe où. Les attentats de Paris et ceux de Bruxelles le montrent clairement, et ce malgré tous les moyens dont ils disposent et qui dépassent de loin les nôtres.
C’est pour cela qu’il faut être très prudent d’autant plus que les 4 dernières années, nous avons eu à en souffrir et surtout l’année dernière.
Je suppose que ces risques dont vous parlez là seront au cœur des discussions qui auront lieu lors de votre rendez-vous hebdomadaire avec le président de la République, lundi 6 juin?
Bien entendu, l’attente et le vide seront fatals pour le pays. Mais de toutes les façons, il n’y aura pas de vide car je continuerais à assumer mes responsabilités jusqu’à la dernière seconde et entièrement ainsi que mes ministres et bien entendu l’Administration. Nous veillerons à ce qu’il n’y ait pas d’immobilisme et que la machine continue à fonctionner à plein gaz surtout en cette période où il y a le mois du jeûne, les vacances, le relâchement, et j’en passe. Nous ferons tout ce qu’il faut pour répondre aux attentes et réagir promptement si imprévus arrivent.
Hier, le président de la République a fait le constat d’une économie en crise, ce que nous savions tous, et il a cité les pertes engendrées par la baisse de la production du phosphate, le recul du tourisme, etc. M. Béji Caïd Essebssi a aussi déploré l’incapacité de l’Etat à faire preuve de plus de rigueur dans l’application des lois. Ce qui s’est passé à Gafsa ou encore à Sfax, et a engendré des pertes énormes pour le pays.
Lorsque Monsieur le président en a parlé, il a également indiqué que les conditions de gestion des affaires de l’Etat aujourd’hui ne sont pas les mêmes que celles qui existaient auparavant et les moyens de coercition dont on usait à l’époque ne sont plus valables de nos jours. Vous avez dû relever qu’à chaque fois que l’on recourait à la force pour gérer ces problèmes, les conséquences étaient néfastes. C’est ce qui s’était passé à Redayef en 2008 et à Kerkennah tout récemment. Et encore à Kerkennah, il n’y a pas eu abus de force et les moyens adoptés étaient les plus appropriés pour mettre fin aux troubles, sans tomber dans l’exagération.
Lorsque nous prenons les décisions qui s’imposent pour remettre de l’ordre, y compris la force publique qui relève de nos attributions, tout le monde se tait et se dissimule sous les tables et accuse le gouvernement de tous les maux. Si nous évitons l’usage de la contrainte ou de mesures policières, on nous le reproche et on nous accuse d’être laxistes.
Il se trouve que ces contraintes relèvent justement de vos prérogatives. L’Etat est le seul détenteur de ces moyens et en use lorsque la situation l’exige.
Et c’est ce que nous avons fait à chaque fois. Mais tout d’abord, il ne faut pas le faire systématiquement et automatiquement. Lorsque nous n’avons pas d’autres alternatives que celle d’user de force, il y a des mesures et des précautions à prendre. Nous vivons dans un contexte assez particulier et toute action non réfléchie peut entraîner des conséquences funestes sur notre pays où les équilibres sont fragiles.
Nous construisons aujourd’hui une démocratie et pas dans les meilleures conditions du monde. L’exercice démocratique ne se conjugue pas en droits et revendications uniquement mais en devoirs et obligations et surtout par l’application de la loi. A Sfax, cette loi a été bafouée à maintes reprises face à un attentisme révoltant de la part des autorités locales et principalement le gouverneur. Qu’est-ce qui explique son maintien alors que d’autres gouverneurs ont été limogés pour beaucoup moins que ça?
La critique est aisée, l’art est difficile. Gérer un pays dans les conditions actuelles n’est pas facile. Personne n’ose prendre des décisions. Les ministres se dissimulent derrière le chef du gouvernement. Le gouverneur se dissimule derrière les ministres, alors que nous avons fait en sorte que tous les hauts responsables exercent pleinement leurs prérogatives.
Cela fait partie des réformes que nous avons démarrées. Lors du dernier remaniement ministériel, nous avons dégagé des sphères de la primature un certain nombre des attributions qui dépendent normalement des départements eux-mêmes. Nous avons créé le ministère de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, et nous avons également créé les ministères des Institutions constitutionnelles et des Droits de l’Homme pour délocaliser et désengorger la primature d’un certain nombre de responsabilités qui doivent dépendre de ces départements. C’est la première phase.
La deuxième consiste en la signature de 29 décrets de transfert d’attributions du chef du gouvernement vers les départements pour que la primature assure uniquement la prise des grandes décisions.
Actuellement, nous sommes sur une autre action, et là je voudrais dire qu’il faut commencer par se réformer soi-même avant les autres, et dans ce cadre, et pour revenir aux prérogatives à attribuer aux uns et aux autres, nous pouvons citer l’exemple de l’autorisation du gouverneur.
Il y a des procédures qui ne sont pas réglementaires. Dans le texte de loi, il revient au gouverneur d’accorder l’autorisation. Dans les faits, il soumet l’autorisation aujourd’hui à notre ministère; auparavant il l’adressait au ministère de l’Intérieur lorsqu’il jouissait de toutes les attributions. Dans ce cas-là, le dossier traîne pendant des mois avant de revenir au gouverneur. J’ai décidé qu’à partir du moment où les gouverneurs signent les autorisations de vente des biens immobiliers, il n’y a aucune raison pour qu’elles passent par plusieurs vis-à-vis.
Ainsi, toutes les décisions qui relèvent des régions doivent être prises à l’échelle locale lorsque la loi l’autorise et ne pas remonter au pouvoir central.
Toutes les décisions prises par l’Administration dans le cadre des décrets seront, par décret, transférés aux régions pour en faire bon usage comme nous l’avons fait s’agissant du transfert de certaines attributions qui revenaient au chef du gouvernement vers d’autres ministères.
Il y a d’autres attributions qui relèvent des lois et pour cela il faut réviser les lois ou promulguer de nouvelles. Nous avons pris nombre de mesures pour décentraliser les décisions et décongestionner les administrations centrales. Mais c’est un travail de longue haleine. On ne le fait pas du jour au lendemain. Il faut de la ténacité, de l’endurance et un suivi permanent.
Nous avons tout récemment mis en place une direction baptisée la DU «Delivery Unit» qui sera chargée du suivi de toutes les décisions prises par le chef du gouvernement et de les mettre en application.
Vous, vous parlez de simplification de procédures et de célérité dans les procédures administratives et autour de moi, les citoyens et les opérateurs privés se plaignent de réglementations trop lourdes, trop compliquées et trop lentes. Les investisseurs étrangers aussi s’en plaignent… Sommes-nous réellement dans la simplification des procédures ou dans la démagogie?
Je ne suis pas un démagogue. Je suis pragmatique, je n’ai d’autre objectif que de servir mon pays.
Justement à propos de servir le pays, on n’arrête pas de dire depuis 2011 que c’est très beau ce qui se passe en Tunisie, on y construit une démocratie, mais sans une relance économique réelle, le processus démocratique est menacé. Qu’avez-vous fait à ce niveau sachant que certains ambassadeurs se plaignent de la difficulté d’investir en Tunisie, dont tout récemment l’ambassadeur d’Allemagne?
Nous avons pris l’initiative d’organiser des réunions avec des investisseurs étrangers en Tunisie. Nous avons organisé 3 séminaires. Nous les avons écoutés et avons discuté avec eux. Je peux citer des investisseurs allemands, français et italiens. Nous nous rendons compte qu’il y a des problèmes réels, parce que, qu’on le veuille ou non, nous sommes dans une phase transitoire, qui s’allonge et durant laquelle nous avons perdu beaucoup d’efficience de nos services, tout ce qui est logistique, aéroportuaire, portuaire et autres. La logistique est en souffrance, les services sont mal faits, il n’y a pas de discipline et ce sont là les conséquences du changement qui a eu lieu.
Nous sommes un corps qui a été pendant longtemps malade et nous sommes actuellement entrés en convalescence et le moindre problème peut causer une rechute. Car lorsqu’on est convalescent, on est vulnérable. Le moindre problème est amplifié, mais il faut réussir notre convalescence et le sauvetage de la Tunisie.
Revenons à la suprématie de la loi, comment voulez-vous que ce corps dont vous parlez se rétablisse s’il ne reçoit pas le traitement qui s’impose? Lorsque nous voyons un port comme celui de Radès bloqué parce que la police a arrêté un employé de la STAM pour un délit de droit commun en l’occurrence: le vol qualifié, à quoi devons-nous nous attendre?
Comment l’Etat peut sévir, s’il y a une grève sauvage qui survient, comme celle qui a eu lieu, il y a deux jours, à la SNCFT? Tout ce que nous pouvons est la réquisition du personnel. En tant que chef du gouvernement, j’ai signé au moins une cinquantaine de réquisitions mais qu’est-ce que cela a donné à la fin? Parfois, nous croyons bien faire des choses mais c’est le contraire qui se produit.
Il faut que les Tunisiens comprennent et à tous les niveaux, qu’il s’agisse des syndicats, des administrations, des politiques ou des acteurs de la société civile, que l’Etat doit sévir et quand l’Etat sévit il faut que tout le monde soit solidaire, assume et refuse de se soumettre aux hors-la-loi.
C’est le cas de la France tout récemment!
Exactement! Dans notre pays, dès que l’Etat intervient, il est confronté à des réactions hostiles qui viennent à l’encontre de ses décisions. Rien ne peut marcher de cette manière et même les médias n’y vont pas de main morte. Je ne leur reproche pas de faire leur travail, mais il ne faut se mettre dans une logique de critique systématique.
Lorsque nous avons fait l’intervention de Kerkennah, tout le monde a crié à la démesure dans l’exercice de la contrainte policière, ce qui n’était pas le cas. De la part des acteurs politiques, aucun soutien! Alors qu’il fallait être solidaire avec le gouvernement pour arrêter le massacre à l’île de Kerkennah.
Pour revenir au volet économique, vous avez effectué des visites à l’étranger pour booster les échanges commerciaux et les partenariats entre la Tunisie et d’autres pays. Du concret?
J’ai fait nombre de visites à l’étranger et la dernière a eu lieu au Maroc. J’ai été en Côte d’Ivoire. La visite au Maroc était plus politique qu’économique, mais celle en Côte d’Ivoire a été très intéressante. Nous avons été accompagnés par une centaine d’hommes d’affaires et ils ont pu faire des rencontres B-to-B assez fructueuses et dont l’impact économique sera important.
Il y a eu également des échanges au niveau de la coopération technique, des TIC et des accords qui ont été signés pour la formation à titre d’exemple. Il y a un potentiel énorme de coopération avec ce pays et en Afrique.
Au niveau de l’Allemagne aussi. La coopération a été renforcée tout comme avec la France qui nous a accordé 1 milliard d’euros sur cinq ans. Sans oublier l’accord de financement que nous avons signé pour le rééchelonnement de la dette pour le financement de l’hôpital de Gafsa.
Il y a des retombées positives et des actions qui se concrétisent. Et au fur et à mesure, nous sommes en train d’avancer, et nous allons nous renforcer au niveau de l’Afrique, nous allons travailler plus, et on ne peut pas visiter deux ou trois pays en même temps parce que nous avons des engagements au niveau national. Mais il est possible de réaliser des choses surtout au niveau de la France, des Pays-Bas, du Luxembourg pour ce qui est de la formation dans le secteur de la finance.
Stabilité sociale et lutte anticorruption, deux conditions sine qua none pour encourager les investissements. Quel bilan en faites-vous?
Il y a des chiffres, nous avons régulièrement des communications sur la situation sociale, celle de l’emploi, le budget et la situation sécuritaire.
Lors de la dernière réunion des ministres tenue mercredi 1er juin, nous avons fait le point sur le social. Si nous comparons les 4 premiers mois de l’année, nous avons constaté que le nombre de journées perdues a baissé de 77% tout comme le nombre de grèves et de lockout. Ce sont les signes que nous sommes sur la bonne voie et qui vont avoir un impact sur le taux de croissance. A chaque fois qu’il y a des journées manquées ou perdues, c’est le PIB qui en prend un coup. Ce n’est pas idéal, mais c’est positif.
Et qu’en est-il de l’amplification du phénomène de la corruption?
C’est une corruption qui s’est amplifiée parce qu’il y a le problème du déficit de l’Etat. Les gens n’ont plus peur de l’Etat, ils se permettent tous les dépassements. Lors du dernier remaniement, nous avons effectué des changements importants. Il y a aujourd’hui un ministère qui planche sur le traitement du phénomène de la corruption et une Instance qui s’en occupe également. C’est ce qui a suscité une nouvelle dynamique dans la lutte contre la corruption.
Si vous examinez le plan de la réforme, vous verrez que la corruption figure parmi les premiers points à traiter et c’est une priorité dans le plan, un souci majeur. Mais il faut avoir les moyens de sa politique et il est vrai que nous ne les avons pas mais je sais qu’on peut les trouver…
Pour conclure, comment évaluez-vous votre expérience en tant que chef du gouvernement depuis les élections avec toutes les contraintes partisanes et autres?
Nous sommes en train de vivre une expérience unique que d’autres pays n’ont pas eu la chance de vivre. S’il m’était donné de la refaire, je la referais sans hésitation, car je répondrais toujours à l’appel de la Tunisie, mais autrement. Il y a beaucoup de leçons à tirer.
La première erreur que j’ai faite est de ne pas avoir élaboré un document comprenant les accords passés entre les uns et les autres pour bien gouverner, servir au mieux les intérêts du pays en en assumant l’entière responsabilité. L’exercice aurait eu le mérite d’être plus clair et plus aisé. Ceci étant, je suis toujours chef du gouvernement au service de mon pays et j’assurerais jusqu’au bout.