L’agriculture tunisienne, considérée jusque là comme un secteur refuge et défiscalisé par les agriculteurs et les investisseurs privés tunisiens, ne peut tenir, éventuellement, la concurrence prévue par la libéralisation des échanges des produits agricoles avec l’Europe qu’à plusieurs conditions.
La première consiste pour ce secteur à accroître ses exportations à 8% par an tandis que la seconde exige de cette activité d’améliorer annuellement sa productivité de 5%. La réunion de ces conditions est tributaire de l’augmentation du total de la superficie des terres arables de 19% à 25% (soit l’équivalent de 0,26 à 0,28 ha par habitant), l’accroissement de la valeur ajoutée à 13% contre 10,8% actuellement et la réduction des droits douaniers à 12% contre 14,22%.
C’est là un des scénarios possibles pour faire face aux éventuels effets négatifs de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) et dont la manifestation traditionnelle “Tunis Forum“ de l’Institut arabe des chefs d’entreprise (IACE) vient de lui consacrer un séminaire sur le thème «Tunisie – ALECA: Gouvernance des négociations et résultats de la libéralisation».
Il s’agit de deux énormes défis que l’agriculture tunisienne aura toutes les peines du monde à relever, et ce ni avec ses propres moyens ni avec l’aide du gouvernement tunisien. L’aide de l’Union européenne, prévue dans le cadre de l’ALECA, est désormais nécessaire pour moderniser ce secteur et en améliorer la compétitivité.
Dès lors, deux questions se posent sur l’aide que devrait nous apporter le partenaire européen: l’Union européenne va-t-elle nous assister pour produire à bon marché et nous en acheter presque gratis comme elle l’a fait avec la libéralisation des échanges des produits manufacturés, laquelle libéralisation s’est traduite par un manque à gagner pour la Tunisie estimé à moins de 3% du PIB? Ou bien va-t-elle nous aider à produire pour assurer, d’abord, notre sécurité alimentaire, et réceptionner ensuite l’excédent de production?
Les craintes des agriculteurs et de leurs syndicats
D’ores et déjà, les agriculteurs, encadrés par leurs deux syndicats, l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP) et le SYNAGRI, commencent à manifester leurs craintes et inquiétudes des effets néfastes que pourrait avoir l’ALECA sur la pérennité de leur secteur et le crient très fort. Pour preuve, l’indice de mesure concocté par l’IACE sur les craintes des acteurs privés du secteur de l’agriculture a démontré que 68% des agriculteurs tunisiens craignent particulièrement les impacts négatifs de cet accord.
Même le ministère de l’Agriculture ne semble pas très emballé pour cet accord. Laura Baeza, l’ambassadeur de l’Union européenne en Tunisie, s’est constamment plainte du peu d’écho que trouvent les invitations qu’elle adresse à ce département pour discuter de l’ALECA.
D’ailleurs, lors de ce séminaire, le représentant du ministère de l’Agriculture, Aboubaker Karray, directeur général des études de planification au ministère, s’est soucié de relativiser l’ALECA dans le développement de l’agriculture tunisienne.
Il a indiqué que “l’ALECA n’est pas un objectif en soi, il devait plutôt être un moyen de renforcer les performances du secteur agricole”.
Enormes écarts
Relayant la perception négative que se font les agriculteurs de l’ALECA, les thinks tank (IACE) et syndicats ont montré chiffres à l’appui les énormes écarts qui existent entre les agricultures tunisienne et européens.
Il ressort d’un parallèle établi par l’IACE entre les agricultures tunisienne et française que 75% des exploitations agricoles en Tunisie sont de petite taille (10 ha par exploitant) et 80% des éleveurs tunisiens sont des petits éleveurs (3 vaches par éleveur), alors qu’en France, la taille moyenne de l’exploitation est de 50 ha et 50 vaches pour chaque agriculteur. Autre disparité, celle des subventions.
Par ailleurs, la Tunisie consacre 350 MDT (près de 160 millions d’euros) à plus de 517 mille agriculteurs, alors que la France mobilise 8 millions d’euros pour un nombre similaire d’agriculteurs.
Au sujet toujours des écarts, Amor Béhi, vice-président de l’UTAPA estime qu’«il y a, d’un côté, une agriculture européenne efficace et de l’autre une agriculture tunisienne non-modernisée caractérisée par une moyenne d’âge élevée et un niveau de compétitivité d’agriculteurs faible». Pour lui, la libéralisation des échanges des produits agricoles sera dans ce cas «catastrophique» pour les agriculteurs tunisiens et du coup sur le tissu rural qui sera tout simplement déstructuré.
Leith Ben Bechr, président du Syndicat des agriculteurs de Tunisie (SYNAGRI), le développement du secteur agricole en Tunisie nécessite l’adoption de réformes visant l’amélioration de la compétitivité des agriculteurs tunisiens. Il s’agit, en outre, d’accorder des avantages à cette catégorie afin de permettre aux agriculteurs de résister à la concurrence de leurs homologues européens.
Des pistes à explorer
Les participants à ce séminaire ne se sont pas contentés de formuler des craintes, ils ont proposé des terrains de compromis pour garantir aux négociations sur l’ALECA un “éventuel succès”.
Le représentant du ministère de l’Agriculture, Karray a recommandé d’associer les organisations professionnelles et la société civile aux négociations officielles sur l’ALECA afin d’aboutir à des solutions pratiques susceptibles d’éviter les risques inattendus de la libéralisation des échanges des produits agricoles. Une manière de se débarrasser du dossier et de faire assumer aux syndicats agricoles et à la société civile la responsabilité de tout futur engagement.
Karray a suggéré également la mise en place d’un mécanisme devant faciliter la conformité des produits agricoles aux exigences phytosanitaires et assurer le développement des filières agricoles.
L’UTAP a recommandé quant à elle de fixer une liste de produits qui ne feront pas l’objet de la libéralisation totale afin de protéger l’agriculture tunisienne qui ne serait pas encore, selon elle, prête à la concurrence européenne.
Le SYNAGRI préconise de lutter contre le morcellement des terres agricoles, de résoudre les problèmes de certaines filières (lait et céréales) et de regrouper les agriculteurs au sein de coopératives, ce qui permettra de mobiliser un appui financier et de résister à la concurrence internationale.
Mention spéciale pour l’huile d’olive. Abdellatif Ghédira, directeur exécutif du Conseil oléicole international à Madrid, a affirmé que le produit tunisien est très compétitif, mais les exploitations sont les moins rentables dans le monde, parce que la filière oléicole n’a pas la capacité de stabiliser le rendement en raison de la rareté de l’eau (8% seulement des oliveraies sont localisées dans les périmètres irrigués). Pour cela, il a recommandé d’intégrer les volets investissement, qualité et contrôle sanitaire dans les négociations officielles sur l’ALECA.
Par delà les craintes et les propositions des uns et des autres, les négociations sur l’ALECA ne seront pas faciles mais “extrêmement difficiles” comme l’a dit haut et fort le chef du gouvernement, Habib Essid, à l’ouverture de cette 4ème édition du Forum de Tunis.