Les agriculteurs tunisiens ne cachent pas leurs craintes d’un avenir incertain, en ce sens qu’ils s’apprêtent à se livrer à une concurrence acharnée au sein d’un secteur qui jouit d’une protection même dans les pays européens avec lesquels la Tunisie négocie actuellement un Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA).
Le nouveau code d’investissement, examiné actuellement par la Commission des finances et du développement de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), semble le dernier recours qui permettra de dissiper les craintes des agriculteurs, des experts et de la société civile.
Ces parties espèrent que ce nouveau code d’investissement permettra de faire face “à la menace que représentent les négociations de l’ALECA sur la sécurité alimentaire et de protéger les agriculteurs contre la mainmise des investisseurs étrangers sur leur gagne-pain”.
Ces espoirs en le nouveau code ne sont pas partagés par les parties concernées par le secteur. Ainsi, pour Leith Ben Becher, président du Syndicat des agriculteurs de Tunisie ((SYNAGRI), “malgré l’adoption de mécanismes modernes, la nouvelle version du code s’inspire toujours de la politique adoptée dans les années 80, au cours desquelles la Tunisie s’est basée sur la sous-traitance et les salaires bas pour attirer les investissements directs”. Et Ben Becher de s’interroger: “est-ce que la Tunisie a besoin d’attirer les investisseurs pour exploiter les terres agricoles conformément aux articles du nouveau code de l’investissement avant de mettre en place les grandes lignes de la politique agricole du pays?”.
Selon lui, la Tunisie “est appelée à adhérer à une politique qui préserve les ressources naturelles et définit le terme agriculteur, au lieu d’œuvrer à attirer les investissements pour un secteur qui n’est pas encore prêt à entamer cette aventure”.
Ben Becher estime que “la Tunisie n’a pas besoin d’attirer des capitaux étrangers pour investir, surexploiter les ressources naturelles (eau et terre…) limitées du pays ou d’exploiter des terres pour cultiver des produits destinés à l’exportation comme les fraises et les tomates cerises”.
Le responsable syndical souligne que le nouveau code “ne place pas la sécurité alimentaire, la durabilité du système de production et l’autosuffisance au rang de priorité”. En plus, même son objectif n’est pas encore bien clair, indique Ben Becher, qui met l’accent sur la nécessité de changer notre vision sur l’investissement étranger, de protéger davantage le système de production, outre la réhabilitation de la valeur du travail et de l’agriculteur dans la nouvelle version du code.
Menace sur la souveraineté nationale?
Pour Omar Bahi, membre du bureau exécutif de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP), “il y a une volonté mal intentionnée de permettre à l’investisseur étranger de posséder des terres agricoles, ce qui menace la souveraineté nationale”. Et il explique: “le code permet aux structures financières étrangères non agricoles d’acquérir et d’exploiter des terres agricoles”. Mais pour lui, c’est inadmissible: “nous ne permettrons pas à ces structures qui gèrent des capitaux colossaux de faire du commerce des terres agricoles qui ne manquera pas de créer une situation de monopole et favorisera le trading des prix en hausse actuellement”.
L’UTAP œuvre à protéger les intérêts des agriculteurs tunisiens en les aidant à faire face à toutes les tentatives qui les poussent à vendre leurs terres contre d’importantes sommes d’argent, a-t-il dit.
L’article 5 du code de l’investissement (version de janvier 2015) stipule que “l’investisseur est libre d’acquérir et de vendre des biens et de les exploiter pour la réalisation d’opérations d’investissements directs. L’investisseur tunisien peut acquérir des terres agricoles et les exploiter pour la réalisation d’opérations d’investissements agricoles ou la continuation de celles-ci”.
Le nouveau code permet en outre aux investisseurs étrangers d’investir dans le secteur agricole sans toutefois posséder des terres agricoles et définit l’investisseur comme une personne physique ou morale, qu’elle soit tunisienne ou étrangère, résidente ou non résidente, réalisant un investissement.
Certains analystes économiques estiment que cet article permettra à l’investisseur étranger de se cacher derrière une entreprise tunisienne pour posséder des terres agricoles. Le même article permet à l’investisseur étranger de choisir les terres les plus fertiles, ce qui menace la sécurité alimentaire du pays.
Pour Behi, “les incitations inscrites dans le code et encourageant les étrangers à acquérir des terres agricoles en Tunisie pour les exploiter et exporter les produits agricoles approfondiront davantage notre dépendance alimentaire et économique et élimineront les petits agriculteurs du système de production des besoins alimentaires du pays.
Pour Hédi Soula, président de la Commission de l’agriculture, de la sécurité alimentaire, du commerce et des services à l’ARP, “permettre aux étrangers de posséder des terres tunisiennes est une ligne rouge”. Cependant, et contrairement à ce que certains pensent, l’investissement agricole étranger ne repose pas uniquement sur la possession ou non de terres mais est entravé par la situation sécuritaire, la bureaucratie et la complexité des mesures administratives.
Attirer les investissements étrangers grâce à la technologie
Le président de “Conect-agri”, Béchir Mestiri, estime, de son côté, que le nouveau code de l’investissement doit poser des conditions pour mobiliser l’investissement agricole étranger et garantir le transfert technologique.
Il a fait savoir que le gouvernement n’a porté aucune attention au secteur de l’agriculture et refuse d’évaluer la situation actuelle de l’agriculture, considérée comme le catalyseur du développement économique. Ce secteur a contribué au cours de la période 2011-2015 à hauteur de 9% au PIB, de 8,3% au total des investissements et 11% s’agissant de l’ensemble des exportations, selon des données du ministère de l’Agriculture.
Le secteur agricole joue un rôle de premier plan dans la réalisation de l’équilibre de la balance commerciale alimentaire laquelle a enregistré un déficit de 307,5 millions de dinars (MDT), au cours des cinq premiers mois de 2016, contre un excédent de 183,2 MDT au cours de la même période de 2015, impactée par la régression des exportations de l’huile d’olive, selon des données récentes du ministère de l’agriculture, des ressources hydrauliques et de la pêche.
Le président de Conect-agri (confédération des entreprises citoyennes de Tunisie) a conclu que “l’Etat intervient dans tous les domaines mais ne maîtrise rien”, recommandant de fixer les prérogatives de ce dernier et de diminuer la main mise de l’administration sur le secteur agricole, une situation qui n’a pas changé, a-t-il précisé, en dépit des gouvernements successifs.
Mestiri a appelé le gouvernement à appliquer les lois stipulées dans le nouveau code de l’investissement et à déterminer les périmètres irrigués et les plantations adéquates à chaque région, outre la rationalisation de l’utilisation de l’eau.
Il a également incité l’agriculteur à la formation et à maîtriser toutes les informations relatives à son activité et à prendre part à la transformation de ses produits surtout que 80% de la production agricole se vend à l’état brut, en raison de l’absence d’usines de transformation dans les zones de production et des difficultés d’écoulement.
Le nouveau code ne règle pas certains problèmes des agriculteurs
Le président du SYNAGRI dénonce le fait que l’agriculteur tunisien paye la TVA comme tout consommateur et n’ont pas comme investisseur ou producteur dans d’autres domaines. Ces derniers peuvent intégrer ce taux dans le coût de production ou le récupérer, vu qu’il ne bénéficie pas d’un identifiant fiscal.
Il recommande d’ajouter dans les mécanismes de répartition agricole la spécificité de “zones difficiles”, outre “les zones prioritaires”, vu que l’investisseur agricole affronte des difficultés importantes en termes d’éclairage et de mobilisation des ressources en eau. Le climat d’investissement dans l’agriculture reste difficile par rapport aux autres secteurs, a-t-il encore fait savoir.
Le responsable a, dans le même cadre, mis l’accent sur un nombre d’entraves auxquelles font face les agriculteurs dont notamment le financement à cause de la réticence des banques à financer l’économie agricole en général, notamment, les saisons agricoles.
Selon Ben Bechr, la réticence des banques explique la hausse continue du taux d’autofinancement lequel a atteint, actuellement, 65% du total des investissements.
Constat partagé par Hédi Soula qui souligne que le code n’a pas réglé le problème de l’autofinancement qui représente l’obstacle majeur auquel fait face l’agriculteur. Il a dans ce cadre rappelé que le code a prévu un taux fixe d’autofinancement (30%) pour les différentes catégories d’agriculteurs.
A noter que l’ancien code d’investissement avait fixé le taux d’autofinancement des agriculteurs en fonction de leurs catégories et prévoit le financement du reste du cout de financement à travers des crédits et des dons. Le taux d’autofinancement des petits et moyens agriculteurs est de 10% et 30% pour les grands agriculteurs.
Soula propose d’annuler le taux d’autofinancement de l’agriculteur dans le code d’investissement pour l’inciter à investir dans le secteur agricole et les zones difficiles et forestières.
Il a appelé à soutenir ce secteur délicat influencé par le marché et les catastrophes naturelles afin de garantir la sécurité alimentaire et le développement régional. Il s’agit en outre d’inciter les agriculteurs à s’organiser dans des coopératives de services agricoles et dans les structures professionnelles pour se doter d’une capacité de négociation plus importante dans la vente, l’approvisionnement, la commercialisation et la transformation de la production.
Il faut consolider les avantages pour inciter les agriculteurs à adhérer aux systèmes de production, fournir l’infrastructure et les espaces nécessaires et aménager les zones de l’intérieur a-t-il avancé.
“Le nouveau code est appelé à mettre en place une vision globale de l’agriculture tunisienne, a souligné Soula mettant l’accent sur la nécessité d’encourager la production, l’emballage et l’écoulement et l’exportation, outre la garantir d’une valeur ajoutée”.
A souligner que le nombre d’exploitants agricoles en Tunisie atteint près de 516 mille, en plus de 55 mille pécheurs. Le secteur emploie près de 15,5% des habitants actifs les petites et les moyennes exploitations agricoles dont la superficie ne dépasse pas 10 hectares, représentent 75% et couvre 25% seulement des superficies labourées.