«Un train peut en cacher un autre», entendre par là que, les apparences étant parfois trompeuses, restons prudents. Cette expression m’est revenue à l’esprit, en observant de près le président de la République, Béji Caïd Essebsi (BCE) et ses courtisans s’acharner à expliquer et à défendre, bec et ongle, le bien-fondé de son initiative annoncée le 2 juin 2016, et concernant la mise en place d’un gouvernement d’union nationale.
A priori, cette initiative ne serait qu’une diversion pour masquer des «réformes plus douloureuses» dont BCE avait parlé, deux mois après son accès à la magistrature suprême: «La Tunisie a besoin de soutien pour entamer des réformes structurelles qui peuvent être parfois douloureuses», avait-il déclaré le 5 mars 2015, à la clôture des travaux de la conférence internationale sur l’investissement et l’entreprenariat.
Pour mieux comprendre l’initiative de BCE, commençons par situer le contexte et le timing dans lesquels elle a été annoncée.
Concernant son timing, elle a été rendue publique au début de deux périodes de démobilisation générale au cours desquelles le pays a toujours fonctionné au ralenti: le mois de Ramadhan et les vacances estivales. Conséquence: son impact sur la marche du pays est minime.
Les conditionnalités du FMI
S’agissant de son contexte, elle intervient une dizaine de jours après l’octroi par le Fonds monétaire international (FMI) de facilités de paiement de 5 milliards de dinars, moyennant certaines conditionnalités.
Parmi ces conditionnalités, voire ces réformes douloureuses, figure la révision du statut de la Banque centrale de Tunisie -objet d’une loi adoptée par le Parlement. Objectifs déclarés de cette loi: consacrer l’indépendance de cette institution, mettre fin à son interventionnisme dans l’animation du marché, assouplir la réglementation de change et, surtout, ne plus protéger la monnaie nationale, le dinar.
Migration d’un système de change flottant encadré à un autre non protégé
C’est ce qui explique en grande partie qu’un mois après l’obtention du crédit FMI, le dinar a chuté, d’au moins de 3,5%, par rapport aux principales monnaies d’endettement et d’investissement, le dollar et l’euro. Un glissement d’une telle ampleur a valeur de dévaluation masquée… Seulement, tout le staff de l’exécutif, du législatif et des autorités monétaires étaient au courant d’avance de cette baisse négociée avec le FMI.
En fait, ces glissements, les gouvernements qui se sont succédé en ont usé et abusé depuis l’an 2000, date au cours de laquelle les autorités monétaires avaient opté pour un flottement «encadré», voire dirigé. C’était une étape intermédiaire qui devait déboucher, en principe, sur l’objectif de régime de change flottant, de convertibilité totale du dinar et de mobilité parfaite du capital. Depuis et à titre indicatif, le dinar a chuté de plus de 125% par rapport à l’euro. En 2002, l’euro s’échangeait contre 1,2 dinar, tandis qu’aujourd’hui il s’échange contre 2,470 dinars.
Il va de soi que cette dépréciation structurelle du dinar était une solution de facilité pour augmenter temporairement et légèrement la compétitivité à l’exportation. Mais elle n’a jamais résolu les problèmes économiques et sociaux d’un pays.
Cette dépréciation, synonyme également de perte de pouvoir d’achat, et donc de niveau de vie pour la population, est une conséquence des difficultés, un symptôme, et non un remède. Les difficultés restent après la dévaluation.
Elle est, enfin, l’illustration et le reflet d’une économie sous-développée: une économie qui ne produit pas assez, une économie qui ne crée pas de la valeur, une économie qui n’exporte pas assez, une économie qui gère la pénurie de devises, une économie qui ne crée pas d’emplois, une économie qui ne se soucie pas de valoriser ses atouts exportables (produits agroalimentaire, nouveaux produits touristiques, énergies renouvelables…). Malheureusement, c’est le cas de l’économie tunisienne.
Moralité: le dinar continuera à baisser encore et on n’a pas besoin d’un expert pour le savoir.
Réforme des entreprises publiques, un impératif
L’autre conditionnalité -réforme douloureuse exigée par le FMI- n’est autre que la réforme des entreprises publiques qui traînent un déficit de 3,5 milliards de dinars et dont les choquants privilèges immuables dont jouissent en cette période de précarité totale les personnels de ces sociétés publiques (salaires élevés, couverture sociale généreuse, recrutement des enfants du personnel par filiation…).
Pour le FMI, la démarche à suivre serait pour l’Etat tunisien de céder sa part dans ces entreprises et de mettre ces dernières en situation de concurrence.
Le risque à encourir ici est de tomber dans le piège d’une confrontation avec les syndicats. Pour éviter ce scénario, les pays qui on réussi de telles réformes ont opté pour deux solutions.
La première consiste à bien indemniser les opposants à cette réforme, faut-il pour cela contracter un crédit auprès des bailleurs de fonds. Le remède sera toutefois radical et l’Etat n’aura plus à soutenir ces canards boiteux.
La seconde serait de calquer et de s’inspirer de l’expertise développée avec succès en la matière par des pays comme la Chine et la Corée du Sud. Ainsi, au lieu de privatiser ses entreprises, ces pays ont ouvert le secteur de leur activité à la concurrence et autorisé les privés à s’y adonner. Le résultat, on le voit aujourd’hui : ces deux pays figurent parmi les pays les plus dynamiques et les plus prospères du monde.
Toujours est-il que, au regard du laxisme, de la mauvaise gestion et de la corruption qui prévalent au sein de ces entreprise, leur réforme est plus qu’impérative.
Réforme des Caisses de sécurité sociale, l’autre réforme douloureuse
La troisième conditionnalité -réforme douloureuse demandée par le FMI- est celle des Caisses de sécurité sociale dont le déficit ne cesse de s’accroître. Il est estimé en 2015 à 591,6 MDT contre 371,5 MDT en 2014.
La panacée idéale proposée par le gouvernement serait d’augmenter les cotisations et l’âge de retraite. Selon Taoufik Rajhi, «l’augmentation d’une seule année de l’âge de retraite, mesure qui devait en principe entrer en vigueur en 2016, peut fournir aux Caisses de sécurité déficitaires des fonds salutaires d’un montant de 400 MDT par an».
Last but not least, la maîtrise du poste budgétaire des salaires lequel a doublé en cinq ans, passant de 6,5 milliards de dinars en 2010 à 13 milliards en 2016. C’est énorme, estime le FME qui a pointé du doigt le sureffectif improductif de la fonction publique.
Il aurait demandé au gouvernement tunisien de suspendre, pour l’exercice 2017, tout recrutement dans ce secteur à l’exception des recrutements dans les forces de sécurité (armée, gendarmerie et police) et de sabrer de manière drastique dans les dépenses publiques.
Une telle réforme nécessite une responsabilisation des syndicats qui, il faut le dire, n’ont pas été à la hauteur des projets des trêves sociales que leur avaient proposé, à travers des augmentations salariales importantes, une première fois avec le gouvernement de Hamadi Jebali et une seconde fois avec le gouvernement de Habib Essid.
Ce sont là, nous semble-t-il, «les trains cachés précités», voire les réformes douloureuses auxquelles BCE a cherché à expliquer en filigrane dans la note explicative de son initiative sur le gouvernement d’union nationale.
Cela pour dire au final que ces réformes sont certes souhaitées par toute partie sensée dans ce pays, mais pour les faire passer il importe de mener un gros travail de pédagogie explicative dans les médias et auprès des citoyens tunisiens. Il s’agit également de rassurer les syndicats et leurs adhérents, soit en indemnisant ceux qui s’y opposent, soit en les responsabilisant à travers l’institution de la bonne gouvernance et l’obligation des résultats. Le principe étant d’en finir avec la spirale des déficits. Pour atteindre cet objectif, la compétence et la probité des prochains membres du gouvernement doivent être de mise.