S’adressant au peuple turc, lors du déclenchement du coup d’Etat, le président Recep Tayyip Erdogan a rappelé que la Turquie n’est pas un pays du Tiers-Monde pour qu’elle accepte le changement politique par le biais des Coups d’Etat. Ce chef d’Etat oublie que le mode de gouvernance de la Turquie ne diffère pas de ceux des pays du Tiers-Monde; il est donc générateur de tensions perpétuelles.
Il est incontestablement vrai que l’arrivée au pouvoir du Parti de la Justice et du Développement (AKP), en novembre 2002, avait créé un climat d’espoir en Turquie, un climat qui a profité à l’économie du pays. Après des années de coalitions bancales à la merci d’une crise politique, la Turquie a eu un gouvernement en mesure de planifier à long terme et d’imposer sa politique, grâce à une confortable majorité parlementaire.
La reprise économique avait déjà été amorcée en 2002 avec une croissance du PIB de 7,8%. La relance s’est confirmée en 2003, fixée dans le cadre du programme de redressement mis en place avec le soutien du FMI, a été atteinte; et le gouvernement a eu le courage de prendre les mesures nécessaires pour assurer un surplus primaire de 6,5% demandé par le FMI.
Sous la houlette du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, qui a eu le mérite d’avoir bien assumé ses responsabilités, la Turquie a accéléré son programme de réformes démocratiques dans l’espoir d’entamer, à la fin 2004, les négociations d’adhésion à l’Union européenne. Certains changements importants, comme la redéfinition du rôle du Conseil national de Sécurité, qui limite l’influence des militaires dans la vie politique du pays, ont été mis en œuvre.
Le gouvernement d’Erdogan a suivi les consignes du FMI et introduit les réformes prévues dans le programme. Lors de sa visite en octobre 2003, la délégation du FMI a admis que les résultats obtenus grâce à ces réformes dépassaient ses attentes.
Entre mars et octobre 2003, les taux d’intérêts sont passés de 70% à 30%, allégeant ainsi le coût de financement de la dette intérieure qui s’élève à 107 milliards d’euros. La lire turque, qui avait perdu la moitié de sa valeur, a fait une remontée spectaculaire face au dollar en 2003, obligeant la Banque centrale à intervenir à plusieurs reprises pour éviter le risque d’une envolée excessive.
Le taux de change, de son côté, n’a pas affecté l’augmentation des exportations qui ont atteint le chiffre record de près de 4,3 milliards d’euros pour le mois d’octobre 2003, portant à 42 milliards d’euros le total des exportations turques en 2003. Et malgré la hausse des importations de l’ordre de 33% durant les huit premiers mois de 2003 qui a creusé le déficit commercial (11 milliards d’euros), le déficit du compte courant, devant atteindre 3,2% du PIB, qui continue de préoccuper; de même que le taux de chômage élevé et les attentats terroristes à Istanbul en novembre 2003, l’optimisme général demeurait la règle.
Un dynamisme économique
Jusqu’en 2012, la Turquie, contrairement à ses voisins européens, a maintenu un dynamisme attractif. Candidat à l’Union européenne, ce pays (78,2 millions d’habitants, 784.000 km2, PIB: 722,2 MD$ en 2015) est classé 16ème économie mondiale.
En 2012, le Lremier ministre turc, R.T. Erdogan, a même vanté la discipline de l’économie turque qui a pu plus ou moins respecter les critères de Maastricht, contrairement à d’autres pays européens. Ce pays affichait une dette publique de 37% et un déficit budgétaire à 2,2% du produit intérieur brut (PIB).
Cependant, l’euphorie des années précédentes était un temps révolu. La croissance en 2012 n’a pas dépassé les 3% contre 8,5% à la fin de 2011. Un taux de croissance insuffisant pour ce pays dont 45% de la population a moins de 25 ans.
Le laxisme
Se déployer pour que la paix et la prospérité reviennent à une Turquie affaiblie économiquement par la crise en Europe qui représente 45% de ses exportations, fragilisée par le conflit kurde et la guerre en Syrie, telle était la tâche du président R.T. Erdogan, dont le parti (AKP, islamo-conservateur) a retrouvé la majorité parlementaire (49,4% des suffrages) aux législatives du 1er novembre 2015.
L’AKP avait essuyé un revers lors d’un précédent scrutin, le 7 juin, avec 41% des voix. Faute de pouvoir former une coalition capable de gouverner le pays, de nouvelles législatives avaient été convoquées pour le 1er novembre 2015. Entre les deux scrutins, n’oublions pas que la Turquie est entrée dans un cycle de violences d’ordre politique.
Avec ses 900 kilomètres de frontières, la Turquie est aux premières lignes de conflit syrien. Dès 2011, la priorité de R.T. Erdogan était claire: aider la rébellion à faire tomber coûte que coûte le régime de Bachar Al-Assad, en vue de faire émerger un régime sunnite à Damas. Pour cette raison, les autorités turques ont fermé les yeux sur les flux de djihadistes takfiristes de toutes les nationalités, recrutés par ce qu’on appelle l’Etat islamique, vers la Syrie.
Critiqué pour son laxisme, le gouvernement turc semble avoir pris la mesure d’un tel comportement: selon les services secrets turcs, près de 3.000 «cellules dormantes» de l’E.I. seraient présentes sur le territoire du pays. L’une d’elles a organisé les trois attentats survenus le 5 juin à Diyar bakir (4 morts), le 20 juillet à Suruç (34 morts) et, encore, le 10 octobre à Ankara (103 morts). Les victimes étaient toutes des militants de la gauche pro-kurde. Jamais revendiquées par l’E.I, les trois attaques ont été perpétrées par des jeunes radicaux originaires d’Adayaman, une ville du sud-est. Ils étaient tous passés par la Syrie.
Le retour en arrière
Personne ne peut accepter aujourd’hui la logique des coups d’Etat; une logique non défendable dans un processus de démocratie; mais dans une démocratie naissante, la dérive vers le totalitarisme n’est pas non plus défendable.
En 2015, le président Erdogan a fait preuve d’une dérive autoritaire: Jeudi 26 novembre, Can Dündar, rédacteur en chef du quotidien d’opposition Cumhuriyet, et le journaliste Erdem Gül ont été mis en examen puis écroués. Savez-vous quel était leur crime? Avoir diffusé des documents sur des livraisons d’armes effectuées en 2014 par le gouvernement aux rebelles syriens. Des peines de prison ont été infligées à trente journalistes et plusieurs centaines sont sous le coup de poursuites pour «insulte à la personne du président» (article 299 du code pénal).
Dans son rapport annuel d’évaluation, la Commission européenne déplore «un sérieux retour en arrière», citant, entre autres, «l’entrave au principe de séparation des pouvoirs»; ainsi que «les pressions politiques subies par les juges et les procureurs».
Signe de déclin du changement démocratique?
RT Erdogan, premier président élu au suffrage universel est habité par l’idée de modifier la Constitution. N’acceptant plus d’être un président «protocolaire», il veut devenir un chef de l’exécutif doté de larges pouvoirs. Installé dans un palais de 200.000 mètres carrés à Ankara, après son élection à la présidence, il a des discours sur l’idée d’une «nouvelle Turquie», dont il sera l’initiateur ou plutôt le créateur, à l’image de Mustapha Kamel Atatürk.
Le gouvernement a été choisi en fonction de la loyauté au président. Son gendre, Berat Al Bayrak, 37 ans, a été nommé à la tête du ministère de l’Energie, doté d’un vaste plan d’investissements de 125 milliards de dollars.
Pour redonner les taux de croissance proches des deux chiffres, le gouvernement mise sur la diversification des sources d’énergie.
Cependant, le mode de gouvernance politique presque totalitaire, uni-autoritaire, est un handicap majeur et un signe de déclin du changement démocratique; provoquant des tensions politiques violentes et un recul sur la scène économique et sociale.
Dans son ouvrage intitulé «La Revanche des passions (Fayard, 2015), Pierre Hassner, chercheur en relations internationales, analyse «les métamorphoses de la violence et les crises du politique». Les soubresauts de notre actualité ne peuvent être compris sans recourir aux plus anciennes catégories de la philosophie, celles qui, dès l’Antiquité grecque, et plus tard dans «la science morale et politique» de Kant, Hobbes ou Spinoza, cherchaient à décrire, comprendre et juguler les passions humaines: l’avidité, la peur, et l’horreur dont les diverses conjugaisons ne produisent que de la haine, de la guerre, de l’instabilité…
Bien avant Pierre Hassner, Confucius avait bien défini le «bon souverain dans ses entretiens (Entretiens de Confucius (XX, 2) traduction d’Anne Cheng. Edition Seuil, 1981).
«Zizhang demande à Confucius ce qu’il faut faire pour bien gouverner.
«Le Maître: il suffit d’honorer les cinq Qualités et bannir les Quatre Défauts.
«Le prince Zizhang: Qu’appelez-vous les cinq Qualités?
«Le Maître : L’homme de bien est capable d’être généreux sans gaspillage, de faire travailler le peuple sans susciter rancune, d’avoir des aspirations sans convoitise, d’être grand seigneur sans prendre de grands airs, d’être imposant sans être intimidant.
«Zizhang : Qu’entendez-vous par les Quatre Défauts?
«Le Maître : Punir de mort au lieu d’instruire, c’est la tyrannie; attendre qu’un travail soit fait sans donner de préavis, c’est de l’oppression; être lent à émettre des ordres, et prompt à exiger leur exécution, c’est de l’arbitraire; donner à quelqu’un son dû tout en le faisant avec parcimonie, c’est de la mesquinerie de petit employé».
Au lieu de lire Confucius, le vrai maître de la Chine, ou Pierre Hassner, Erdogan, comme les gouvernants du Tiers-Monde, opte pour la «Politique de l’autruche», qui cache la tête dans le sable pour ne rien voir, et recourt à un discours du type: «Nous ne nous plions qu’à Dieu». Qui lui a demandé de se plier au Diable?
Déjà en 1966, dans son ouvrage «Prévoir le présent», Edition Gallimard, dont le titre nous renvoie aux propos de Turgot: «le véritable but de la politique est en quelque sorte de prévoir le présent», Edgar Faure écrivait: «A l’heure où la géométrie, dit-on, se lasse d’être euclidienne, il est temps que la politique s’avise de le devenir».