Point d’orgue de la composition du projet du gouvernement Youssef Chahed: la nomination de deux anciens leaders syndicalistes, voire deux anciens secrétaires généraux adjoints de la centrale syndicale, UGTT, au temps de Ben Ali, en l’occurrence Abid Briki, nommé ministre de la Fonction publique et de la Gouvernance, et Mohamed Trabelsi, nommé ministre des Affaires sociales. C’est pour la deuxième fois depuis l’accès de la Tunisie à l’indépendance que le pouvoir politique décide d’associer de manière claire des «syndicalistes carriéristes» à la gestion du pays.
La première fois a été avec Bourguiba au lendemain de l’indépendance quand il avait nommé Ahmed Ben Salah, alors secrétaire général de l’UGTT, au poste de super-ministre avec des pouvoirs exorbitants mais aussi avec des résultats fort louables dont on consomme jusqu’à ce jour les dividendes, notamment en ce qui concerne l’éducation, la santé, la création de régions économiques, la diversification de la base économique avec l’émergence de l’industrie touristique…
Certains seraient tentés de nous rappeler que d’autres personnes portant la casquette syndicale ont été nommées ministres a l’instar de Taieb Baccouche, qui fut secrétaire général de l’UGGT au début des années 80 suite à la mise au pas de la centrale syndicale à cette époque et nommé au temps de l’ère Essebsi Premier ministre et président, ministre de l’Education et ministre des Affaires étrangères, et Hassine Dimassi, ministre des Finances au temps de la sinistre Troïka. Mais c’étaient tout juste des sensibilités syndicales et non des syndicalistes purs et durs formatés dans les bunkers de la Centrale syndicale.
Des nominations qui portent l’empreinte de Houssine Abassi
Ces nominations, décidées à quatre mois de la tenue du congrès de l’UGTT en janvier prochain, ont été apparemment l’œuvre de l’actuel secrétaire général de l’UGTT sortant, Houssine Abassi, lequel a compris qu’il ne peut plus avancer pour des raisons objectives dont l’impossibilité de ne plus pouvoir contrôler des syndicats sectoriels de plus en plus rebelles. Cas des syndicats de l’enseignement, de la santé, du transport et des mines…
Pour comprendre la portée de ces nominations, il n’est pas inutile de revenir sur le parcours de Houssine Abassi depuis 2011 et sur l’impossibilité logique pour son successeur de continuer sur la même lancée.
Pour mémoire, ce secrétaire général a remporté, durant son mandat, tous les duels qui l’ont opposé à «ses adversaires» (syndicats concurrents, gouvernement, patronat, Ennahdha qui lui est hostile idéologiquement…). Les acquis qu’il a réalisés au profit des adhérents de l’UGGT, en cette période de crise (2011-2016), sont énormes et historiques dans les annales syndicales. De mémoire de journaliste, on n’a pas vu un secrétaire général de l’UGGT réussir autant d’acquis pour ses adhérents.
Parmi ceux-ci figurent l’institution dans la Constitution du droit de grève (alors que le droit de la liberté de travail n’est pas institué), l’intégration de centaines de milliers d’intérimaires opérant dans la sous-traitance, juteuses augmentations salariales au profit des salariés du public et du privé, et obtention de primes supra-salariales exorbitantes…
A titre indicatif, le syndicat de la STEG a obtenu, des dirigeants corrompus (affaire de l’appel d’offres de la centrale de Mornaguia) de cette entreprise publique déficitaire, une prime de 400 dinars pour aider ses adhérents à acheter le mouton de l’Aid (exercice 2016), un montant qui équivaut à la retraite annuelle –bien annuelle- d’une veuve d’un gardien forestier à Ain Draham. Le moins qu’on puisse dire, c’est scandaleux et c’est honteux.
La puissance confirmée sur terrain et les succès de Houssine Abassi ont été tels qu’il est sollicité pour sauver le pays de crises multiformes auxquelles ses troupes, de plus en plus rebelles et excessives, ont pourtant largement contribué. C’est en cette qualité de “régulateur“ de la politique de l’Etat qu’il a été invité par le président de la République Béji Caïd Essebsi (BCE), auteur de l’initiative du gouvernement national, à s’associer à son initiative et lui garantir le succès comme il l’avait fait lors du «Dialogue national».
Et quand on est invité, logiquement on ne peut qu’obtenir qu’avantages et acquis. C’est pourquoi tout semble indiquer que ces nominations de syndicalistes s’inscrivent dans cette perspective. Elles présentent l’avantage de servir autant les intérêts futurs de la centrale syndicale que ceux du pouvoir en place.
L’UGTT et le gouvernement, les plus grands gagnants
Pour la centrale syndicale, être indirectement représentée au sein du gouvernement sans être impliquée directement, constitue un succès énorme. Avec une telle manœuvre, elle préserve sa marge de manœuvre revendicative et son indépendance de décision en cas de non respect des engagements qui seraient pris par les ministres.
Par ailleurs, la représentativité de la centrale syndicale au gouvernement ne peut qu’améliorer sa crédibilité et discréditer davantage les syndicats concurrents, particulièrement la Confédération générale tunisienne du travail (CGTT) de Habib Guiza, et l’Union des travailleurs tunisiens (UTT) d’Ismail Sahbani.
Et pour ne rien oublier, le fait de prendre un pied à terre dans le gouvernement permet à la centrale syndicale d’être informée, dans les temps et par anticipation, des décisions majeures qui peuvent constituer une menace pour ses adhérents: libéralisation de secteurs stratégiques, privatisation d’entreprises publiques, reconversion de secteurs, plans sociaux en prévision de restructuration…
Pour le gouvernement, les gains sont multiples. On peut même avancer qu’il est gagnant à cent pour cent. Et pour cause. En comptant dans sa composition deux anciens syndicalistes réseautés de ce calibre, il dispose plus que jamais des meilleurs outils et armes pour restructurer légalement le monde du travail et spécifiquement le syndicalisme tunisien dont les dérapages sont devenus insupportables. Les deux nouveaux ministres ont beaucoup d’expérience et ont beaucoup appris dans le cadre d’institutions régionales et internationales.
Ainsi, le gouvernement peut compter sur deux syndicalistes qui ont fait partie, au temps de Ben Ali, d’une équipe ugéitiste qui avait soutenu, «par conviction», la privatisation des entreprises publiques, le travail intérimaire (sous-traitance), la libéralisation des prix, la rationalisation de la compensation, le prolongement de l’âge de retraite… Aujourd’hui, ces dossiers sont de nouveau d’actualité et sont même une conditionnalité du FMI. C’est pourquoi, le gouvernement peut compter sur l’expertise syndicale de ces deux nouveaux ministres pour persuader la classe ouvrière de l’urgence de ces réformes et sur l’impératif soit de sa conversion, soit de son indemnisation, soit de sa mise à la retraite anticipée…
Il peut compter également sur l’expertise et la sagesse régionale et internationale acquise par ces deux ministres syndicalistes en tant que directeur des activités des travailleurs pour l’Afrique du Nord au bureau régional de l’Organisation internationale du Travail (OIT) au Caire pour Mohamed Trabelsi, et Briki en tant chargé de mission et conseiller auprès de l’Organisation arabe du travail.
La nécessaire refondation du syndicalisme tunisien
Cette expertise gagnerait à être exploitée pour mieux refonder le syndicalisme tunisien sur de nouvelles bases. L’enjeu est d’expliquer aux syndiqués trois principes simples qui sont appliqués partout dans le monde de travail moderne.
Premièrement, on ne peut augmenter les salaires qu’en fonction du rendement et de la productivité, voire de résultats de qualité tangibles et vérifiables.
Deuxièmement, on ne peut majorer les salaires qu’en fonction des richesses créées. A ce sujet, le patron des réformes à l’origine de la prospérité que connaît actuellement l’Allemagne, Peter Hartz, qui a mis au pas les syndicats, estime que «l’on ne peut redistribuer que les richesses qu’une société produit», avant d’ajouter: «Bien entendu, je souhaiterais, comme beaucoup, un Etat-providence plus généreux. Seulement, une société ne peut offrir que ce qu’elle a, sauf à vivre dans l’illusion des déficits et de la dette. Sur cette base, il appartient à chaque société de définir ses priorités sociales et le niveau de prélèvements qu’elle estime acceptable».
Troisièmement, le gouvernement, à travers ces deux ministres syndicalistes, peut mener une campagne salutaire pour le pays pour convaincre les syndiqués tunisiens que le «le syndicalisme moderne» plaide, de nos jours, en priorité pour la négociation, le compromis, le consensus et la coresponsabilité.
Un principe qui tranche avec le mode de l’affrontement qui oppose de nos jours les syndicats et le gouvernement, sachant que l’Histoire a constamment prouvé que dans le bras de fers meurtrier, ce sont les syndicats qui sont, toujours, les grands perdants.
On l’aura dit…