Depuis le vendredi 26 aout 2016, nous avons un nouveau gouvernement dit d’union nationale, présidé par Youssef Chahed, ancien ministre des Affaires locales dans le gouvernement Essid. Jusque-la, tout va bien ou presque, sauf qu’il existe plusieurs interrogations a plusieurs niveaux
Une petite lecture des éléments dont nous disposons nous permettent de conclure que les ministres qui n’ont pas été confirmés –ou reconduits- dans leurs postes sont partis avec un sentiment de frustration et de grande amertume. Ce n’est pas l’amertume inhérente à la perte d’un poste au gouvernement, qui est relativement facile à gérer, mais une amertume bien plus profonde et d’une autre nature due à ce que certains ressentent comme une ingratitude de la part des faiseurs de politique.
L’analyse d’indices glanés ici et là, et des réactions des uns et des autres montrent le niveau d’amertume. A commencer d’abord par Habib Essid en personne, qui, selon nos informations, n’aurait pas réussi à cacher sa déception en raison du fait qu’il a été traité avec mépris, alors que tout le monde reconnaît qu’il s’est comporté avec une grande exemplarité depuis l’annonce de l’initiative présidentielle, en continuant à vaquer à ses obligations jusqu’à la dernière minute pour faciliter la transition.
Habib Essid n’a pas apprécié le fait que le nouveau locataire de La Kasbah ne l’ait pas du tout consulté pour requérir son avis, ne serait-ce que de manière informelle et juste par courtoisie, sur les choix de la recomposition du gouvernement. Le fait que le nouveau chef du gouvernement prenne ses fonctions en assistant au match de la finale de la Coupe de Tunisie (Espérance de Tunis – Club Africain) avant la cérémonie de transition officielle a également été considéré comme un acte non courtois à l’égard d’Essid et témoigne d’un manque d’expérience.
Chahed, qui a ratissé large dans ses consultations où il a écouté plus de 250 personnes, comme il l’a annoncé lui-même dans une interview à nos confrères de Leaders, n’a pas daigné consulter ses anciens collègues ministres sur les questions qui concernent les départements dont ils avaient la charge. Comme si leurs expériences n’avaient aucune importance.
D’aucuns n’hésitent pas à taxer Chahed de “populiste“ pour avoir écouté des figures politiques ou médiatiques connues pour leurs positions un peu excessives tout en omettant de consulter les experts et connaisseurs dans les affaires de l’administration ou celles en rapport avec les grands dossiers.
D’après beaucoup d’observateurs, le choix de beaucoup de ministres sans expérience avec l’administration ni de capacités de leadership va poser de gros problèmes à ces derniers. Certains observateurs avertis pensent même que Chahed a échoué là où Essid a réussi dans le choix de bon nombre de ministres qui ont fait leur carrière dans le secteur public, ce qui lui a facilité la maîtrise de l’appareil administratif qui a été à ses côtés et lui a permis de résoudre facilement le problème des projets en panne d’avancement dont ont souffert tous les gouvernements précédents.
Des ministres comme Saïd El Aidi, Mohammed Khélil, Mahmoud Ben Romdhane ou Slim Chaker ont été lâchés tout simplement parce que l’UGTT en a voulu ainsi et a imposé son diktat à Chahed. Ils ont été victimes tout simplement parce qu’ils ont défendu les intérêts de l’Etat contre les appétits des syndicats. Avec l’attitude faible et obéissante de Chahed face à la centrale syndicale, il ne faudra plus s’attendre à des ministres qui diront nom aux syndicats, au grand dam des intérêts supérieurs de l’Etat.
Le malaise des ministres sortants provient aussi du fait que leurs bilans n’ont pas été évalués réellement pour juger de ceux qui devraient partir et des autres qui pouvaient rester. Chahed a tout au long de son processus de sélection insinué qu’il allait garder les ministres qui ont réussi et lâcher ceux qui ont échoué, alors qu’il n’en a rien été de cela. La reconduction des ministres a obéi à des critères arbitraires, et certains ministres qui ont visiblement échoué ont été maintenus alors que d’autres qui ont réussi de manière notoire ont été remerciés.
Les ministres sortants n’ont pas accepté qu’on parle d’échec de leur mandat ou que Chahed se serve de cet alibi alors qu’ils ont réussi bien mieux que lui. Cette attitude a été considérée contraire à la déontologie d’Etat. Beaucoup de ministres sortants digèrent mal que l’on affiche le facteur de la compétence comme critère unique de choix, alors qu’ils ont été remplacés par des ministres beaucoup moins compétents qu’eux.
C’est difficile d’imaginer que Samir Bettaieb puisse être plus efficace dans l’agriculture que Saad Essidik, qui est un grand spécialiste du secteur, de même que remplacer Kamel Jendoubi par Mehdi Ben Gharbia laisse perplexe, sans parler alors du remplacement de Kamel Ayadi par Abid Briki. Indépendamment de la valeur intrinsèque de ces nouveaux ministres, leurs compétences dans les départements où ils ont été nommés sont en deçà de leurs prédécesseurs. L’amalgame entre critères de compétence et appartenance politique décrédibilise le processus de choix des nouveaux ministres, et crée de la confusion chez les sortants qui se sont vus quelque part dans l’imaginaire collectif remercié en raison de la quête de la compétence, alors que la raison est plutôt politique et de copinage.
La désignation du nouveau ministre de la Culture a été faite selon la même logique qui a conduit à la nomination de son prédécesseur, alors pourquoi ne pas avoir gardé Sonia Mbarek, d’autant plus qu’elle répond aux critères retenus: Jeunesse et genre.
En tout cas, des ministres qui se voient limogés sept mois après avoir été nommés ça ne peut laisser que des frustrations surtout pour ceux qui ont été bien à leur place. C’est très difficile de justifier cette absurdité.
L’analyse de certains gestes anodins permet de déceler le malaise de certains ministres. A l’instar de ce fait qui a défrayé la chronique ces derniers jours, à savoir l’image de l’ancien ministre de la Fonction publique, de la Gouvernance et la Lutte anti-corruption, Kamel Ayadi, qui quitte son ministère dans un taxi et ce après avoir fait la passation avec son successeur Abid Briki, comme l’ont écrit nos confrères de Kapitalis.
Kamel Ayadi, qui est l’un des grands commis de l’Etat, dont l’entrée dans le gouvernement Essid a été bien appréciée par l’opinion publique, a continué à vaquer à ses obligations avec détermination jusqu’à la dernière minute. Mais comment interpréter le fait qu’il ait choisi de rentrer en taxi, et refusé que la voiture ministérielle le dépose comme cela se fait dans de pareilles circonstances? S’agit-il de montrer un exemple de bonne gouvernance ou d’un geste par lequel il a cherché à exprimer un mécontentement quelconque ? On peut trouver aisément la réponse à ces questions dans les informations qui ont filtré de la cérémonie de passation. En effet, Kamel Ayadi n’a pas caché sa crainte que les efforts qui ont été déployés par lui et son équipe pour mettre en place la stratégie de modernisation de l’administration de gouvernance et de lutte contre la corruption ne soient perdus et que son ministère se désintègre surtout après les rumeurs sur le retour des corps de contrôle au gouvernement.
Le Journal le Maghreb a rapporté que les organes de contrôle et ceux des marchés publics ont boycotté la cérémonie de clôture et ont demandé officiellement à sortir du ministère de la Fonction publique et de la Gouvernance. Beaucoup de cadres de la présidence du gouvernement ont exprimé un grand regret par rapport aux choix ayant affecté ce jeune ministère qui a amorcé un travail très important. Le départ de Kamel Ayadi, qui est reconnue pour son expertise dans ce domaine, a été déploré par beaucoup de personnes qui craignent que l’élan qu’il a réussi à imprimer à ce ministère ne soit brisé.
Bref, beaucoup de questions autour de ce geste que seul l’intéressé pourra, peut-être un jour, lui apporter des éléments de réponse. En tout cas, la grande solidarité qui s’est exprimée chez l’opinion publique par rapport à cette image de ministre qui quitte en taxi montre bien que le limogeage de ce ministre est un acte impopulaire.
D’autres questions sont posées également sur la dénomination de ce ministère qui a été amputée de sa partie “Lutte contre la corruption“.
Naturellement donc, la question qui s’impose est de savoir pourquoi cette amputation, alors que sur le “Document de Carthage“ il y est mentionné, noir sur blanc, que «la lutte contre la corruption fait partie des priorités absolues du gouvernement d’union nationale». Certains y voient déjà une nette contradiction entre l’annonce et les faits. Certains vont jusqu’à penser que le fait de charger exclusivement l’Instance de Chawki Tabib du dossier de la lutte contre la corruption, sur la demande de ce dernier, est une manière intelligente de Youssef Chahed de se débarrasser du dossier de la lutte contre la corruption qui est désormais devenu du ressort exclusif d’une instance constitutionnelle, qui ne relève plus de l’exécutif.
Mais il y a plus inquiétant encore. Sans vouloir sous-estimer les qualités de Abid Briki, le nouveau récipiendaire de ce portefeuille ministériel, certains s’interrogent sur les raisons du départ précipité de Kamel Ayadi? A-t-il dérangé les barons de corruption dans notre pays au point d’avoir peur de lui?
L’avenir nous le dira!