Dans la banlieue sud de Tunis, à 19h30, heure d’entrée des fournisseurs et commerçants au marché de gros de Bir El Kassâa, le plus grand marché de fruits et légumes en Tunisie, le camion chargé de bananes s’est arrêté devant le grand portail pour payer le droit d’accès, fixé par la SOTUMAG (Société Tunisienne de Marchés de Gros), à 1 dinar pour chaque caisse (environ 14 kg).
Entrée en vigueur depuis le 1er septembre 2015, cette taxe imposée aux fournisseurs du marché en bananes, est reconnue comme étant illégale. Le ministère des Finances, département duquel relèvent les services d’impôts, évoque lui-même l’illégalité de cette taxe que les commerçants de bananes ne cessent d’appeler à son annulation.
Pots-de-vin…
A la porte d’entrée, l’agent chargé du recouvrement de cet “impôt” ne s’est soucié de rien, ni du contenu des boites, ni de leur nombre. Il a juste posé la question: combien de caisses avez-vous? Nous avons répondu 60, alors que le nombre réel est de 100 boîtes. Il a marqué sur un bout de papier imprimé, utilisé en guise de reçu, le nombre déclaré. Et, voilà l’accès est libre à l’intérieur du marché. “L’entrée du marché se passe toujours comme ça… Nous payons un bakchich de 10 dinars à l’agent à la porte et la même somme à celui qui nous remet le reçu d’entrée pour éviter une inspection méticuleuse et ne pas déclarer le nombre réel des boites à bord”, explique notre accompagnateur.
Pour décharger le camion, nous nous sommes arrêtés plus loin, devant les locaux des commerçants des dattes, à l’intérieur du marché de gros. Ceux-ci, eux-mêmes locataires, louent leurs locaux aux marchands des bananes, ce qui est interdit par la loi. Une fois le camion déchargé, nous sommes retournés pour faire entrer une autre cargaison de bananes en suivant les mêmes démarches.
Absence de contrôle des chargements…
Mais, cette fois, sans payer des pots-de-vin et comme d’habitude en déclarant un nombre inférieur de boites de bananes à celui réellement transporté. En dépit d’une situation sécuritaire délicate en Tunisie, nous avons constaté, de visu, l’absence totale de contrôle des chargements et aucune demande des factures d’achat et de traçabilité des marchandises n’a été faite, comme si la seule exigence est le paiement, au niveau des portails, de sommes, devenues, pour ceux qui les reçoivent, comme des “droits acquis”. “N’est ce pas du blanchiment pur et simple des marchandises de la contrebande?”, s’interroge, au terme de la visite, notre accompagnateur, qui tient à dénoncer des pratiques qui perdurent et qui encouragent les clandestins et bloquent l’accès de certains commerçants aux circuits formels. Il s’agit aussi d’une affaire d’impunité qui fait que la situation perdure au niveau de ce marché.
Déjà, deux agents ont été pris en flagrant délit de corruption. Ils ont été traduits devant le conseil de discipline, lequel a décidé leur licenciement, mais ils sont retournés à leurs postes comme si de rien n’était. “Nous sommes prêts à entrer dans les circuits de distribution et à payer les impôts”.
Une taxe sur le chiffre d’affaires vs prix d’accès…
D’après Mourad Fekir, commerçant de fruits importés, le recouvrement de 1 dinar à l’entrée du marché pour chaque boîte de fruits importés génère mensuellement 135.000 dinars, soit 1,62 million de dinars par an. Le nombre des commerçants de fruits importés est estimé à 26 personnes au niveau du Marché de Gros (une moyenne de 200 cartons pour chaque commerçant par jour). “Nous voulons nous acquitter de notre devoir fiscal …Nous voulons que les autorités imposent une taxe sur le chiffre d’affaires et ne pas payer un prix d’accès qui n’est pas versé au trésor de l’Etat, mais qui atterrit dans les poches des corrompus”, lancé notre interlocuteur.
Et de poursuivre “Nous avons demandé à l’administration de nous fournir des espaces légaux pour vendre notre marchandise en imposant une taxe de 2% sur notre chiffre d’affaires qui sera calculé à travers la facturation électronique afin de nous permettre de déclarer nos ressources financières. Il a par ailleurs ajouté: “l’argent que nous gagnons est toujours considéré comme illégal en raison de l’absence de factures”.
Si le contrôle est renforcé, des l’entrée des produits importés, et toutes les procédures de traçabilité et législations de commerce sont respectées, “cela pourrait mettre fin à l’accès des fruits d’origine inconnue au marché, et partant aidera à lutter contre la contrebande et à préserver la pérennité des sources de revenus de plusieurs intervenants dans le secteur”, poursuit-t-il.
Des mesures en contradiction avec la loi
La décision de la société d’imposer une taxe d’une valeur de 1 dinar sur chaque caisse de fruits importés (ananas, banane, kiwi, avocat) est contradictoire avec le décret n° 2876, datant du 5 octobre 2011, stipulant le paiement de 2% de la valeur des ventes quotidiennes des légumes et fruits au Marché de Bir El Kasâa.
Il est à noter que le marché commercialise, outre les produits locaux (légumes et fruits), de grandes quantités de fruits importés, ce qui aurait rapporté d’importantes recettes au trésor de l’Etat, si l’on avait appliqué l’impôt sur le chiffre d’affaires et ancré le principe de la transparence des circuits d’importation.
Mourad El Fekir, l’un des commerçants de fruits importés, a fait savoir que le chiffre d’affaires annuel généré par les fruits importés au marché de Bir El Kassaa est de l’ordre de 130 millions de dinars (MD), alors qu’à l’échelle nationale, ce chiffre s’élève à 200 MDT. Toutefois, a-t-il ajouté, l’Etat ne bénéficie pas des revenus de cette activité. Ainsi, “la lutte contre la contrebande” demeure, jusqu’à ce jour, un simple slogan répété par les gouvernants successifs en Tunisie, après la révolution de 17 décembre 2010/14 janvier 2011.
3,6 milliards de dinars par an de contrebande
Les hauts responsables de l’Etat ne trouvent aucune peine à déclarer que le taux du commerce parallèle a augmenté remarquablement (plus de 50% de l’économie tunisienne).
De même, le ministère du Commerce a révélé que le volume de la contrebande avoisine, aujourd’hui, 3,6 milliards de dinars par an, dans un Etat de droit! Qui applique la loi sur des institutions d’Etat quand ces dernières blanchissent des produits de contrebande? Cette approche s’applique surtout au commerce de bananes, proposées à la vente dans les locaux de la SOTUMAG de Bir El Kassaa (à Ben Arous), sans vérifier leur origine ou contrôler le contenu des camions chargés de tonnes de marchandises qui accèdent, au quotidien, au plus grand marché de gros du pays.
La loi tunisienne consacre des dispositions spécifiques à l’importation des bananes et de certains fruits exotiques, lesquelles (dispositions) ne sont pas appliquées, privant l’Etat et la collectivité nationale de sommes importantes au profit de lobbies qui dominent le marché de gros.
La SOTUMAG encourage et facilite le commerce parallèle
La SOTUMAG est une société à intérêt national, cotée en Bourse. Elle est, donc, tenue de publier ses états financiers et d’appliquer les normes de transparence. Malgré ce statut, la société est gérée contre l’intérêt général et semble encourager et faciliter le commerce parallèle. Le problème réside, d’après des fournisseurs du marché de gros, dans la non application d’un arsenal de lois fixant les méthodes de gestion au niveau du marché, la non concrétisation des systèmes de contrôle et l’adoption de sanctions répressives à l’encontre des personnes qui s’enrichissent sur le dos de la collectivité nationale.
Comment une société nationale porte atteinte à la loi et encourage le commerce parallèle? Un ex-responsable au ministère du Commerce, qui a requis l’anonymat, s’est dit surpris par le silence de l’Etat face à ces infractions dans un marché qui représente l’intérêt national. Il s’inquiète aussi de la persistance de la non application de la loi et de la soumission au pouvoir des barons de la contrebande et de l’importation des fruits et de la corruption qui devient la règle des transactions.
Cette politique enracinée, depuis l’ère du président déchu Ben Ali, s’est aggravée, après la Révolution, pour devenir la règle et non une exception. L’influence exercée par la famille au pouvoir à l’ère de Ben Ali sur l’activité d’importation des bananes, a poussé même à l’amendement des lois pour servir leurs propres intérêts.
SOTUMAG… “portail de blanchiment de l’argent de la contrebande”
Les taxes douanières ont été révisées à la baisse (-50%), payées lors de l’importation des bananes par des personnes autorisées par les services concernés au ministère du Tourisme, du Commerce et de l’Artisanat (un seul département en 2002), et ce en vertu du décret du 29 octobre 2002.
Sans hésitation, les fournisseurs qualifient le marché et la SOTUMAG de “portail de blanchiment de l’argent de la contrebande”, chose que nous avons constatée en participant à cette opération d’approvisionnement. Nous avons découvert que les portails du marché s’ouvrent à n’importe qui et à n’importe quoi, avec un seul mot de passe: “Pot-de-vin”.
Les commerçants qui ont choisi de se conformer et de respecter la loi, n’ont pas l’accès facile au marché de gros. Atermoiement dans l’application des conventions Mohamed Mkaouer, commerçant de fruits importés a indiqué qu’après des négociations, “la société nous a promis de consacrer des espaces pour la vente des fruits importés, qui seront exploités par des sociétés commerciales”.
Promesses non tenues de la SOTUMAG…
La SOTUMAG s’est engagée, lors d’une réunion le 15 février 2016, à aménager “dans les plus brefs délais”, 10 locaux, de 32 mètres carrés chacun, destinés à la vente des bananes et des fruits importés.
Les sociétés qui exploiteraient ces locaux seront soumises à une taxe estimée à 2 ou 3% de leurs chiffres d’affaires. Toutefois, ces engagements n’ont pas été tenus et les commerçants concernés ont envoyé plusieurs correspondances aux ministères du Commerce et des Finances pour réclamer la concrétisation des accords conclus avec la direction de la société, mais leurs requêtes sont restées, jusqu’à ce jour sans réponse.
En plus de leur impact sur les ressources financières de l’Etat, les pratiques illégales au niveau de ce marché, le plus grand de toute la Tunisie et qui approvisionne presque les 2/3 de la population en fruits et légumes, pourraient se répercuter sur la sécurité et la santé des consommateurs. En ignorant le contrôle des produits de consommation entrés sur le territoire tunisien, elles portent atteinte à toutes les dispositions sur les mesures sanitaires et phytosanitaires.