La lecture de la suite de l’aventure des “Braves de OAEEPV“ dans la région de Kasserine est sûrement attendue par certains… Mais peut-être cette suite, comme le premier récit fera-t-elle hausser les épaules de certains…
Qu’importe, nous aurons fait notre devoir de mémoire et aurons fait part de nos constats (lire Tunisie: L’autre Kasserine, celui qu’on ne veut pas nous montrer). Notre devoir citoyen en somme.
Nous avions promis que nous travaillerions à changer la manière de poser le problème de la dite “marginalisation des régions”. Nous allons une fois de plus démontrer le caractère probablement fallacieux et circonstanciel du concept de “région marginalisée” en faisant part de nos constatations sur certains aspects de la santé dans la région de Kasserine. Nous préparons le troisième récit, sur “l’éducation…To be continued“.
Une réunion citoyenne à l’hôpital !
Après un trajet sans encombre de 4 heures, Les Braves de OAEEPV arrivent enfin à l’Hôpital régional de Kasserine. Nous nous présentons au surveillant de garde de l’hôpital, qui prévient immédiatement le directeur. Celui-ci vient à notre rencontre dans l’allée principale et nous mène à son bureau.
A notre grande surprise, nous sommes attendus par tous ceux que nous avons contactés et même plus: les médecins de l’hôpital et son surveillant général, le directeur régional de la santé, le commissaire régional de l’éducation nationale, deux membres du Croissant Rouge Tunisien et un chef de service de la municipalité de Kasserine.
Il n’est pas inutile de rappeler que nous sommes la veille de l’Aid el Kebir, un dimanche et que toutes ces personnes ne sont pas forcément de garde. Elles sont venues pour nous rencontrer. Cela nous met tout de suite du baume au cœur et toute fatigue est effacée. L’accueil est chaleureux et direct, sans flonflons, sans chichis, presque familial.
D’autres surprises nous attendent: l’hôpital est propre (un peu vétuste certes) mais net et propre, le personnel que nous rencontrons est bien mis, du portier au directeur, aucune tenue négligée ou débraillée (chose assez courante dans les hôpitaux de Tunis) ne sera relevée.
Le parc d’ambulances est impressionnant: nous comptons pas moins de 10 ambulances, neuves (ou en tous cas paraissant neuves) dont 4 sont siglées du SAMU 06. Cependant, nous relevons un détail bizarre auquel nous oublierons (dans la richesse des discussions) de revenir: il y a 3 ambulances au moins qui ont un de leurs pneus à plat! Pourquoi?
Dès les présentations faites, la réunion commence. Elle durera plus d’une heure et demie, au terme des quelles nous irons visiter successivement, avec moult péripéties, le dispensaire de Khmouda, l’école de Marouna (Khmouda sud) et deux familles sinistrées pour enfin aller faire un petit coucou à l’autre Chaambi, celui qu’on ne nous montre pas.
Quels problèmes de santé ont été abordés avec les autorités locales et régionales de Kasserine?
Il n’est pas question lors de cette première rencontre de tout aborder dans le détail: tout le monde a un planning chargé pour le reste de la journée. Nous abordons directement ce qui nous tient à coeur et nos interlocuteurs aussi. Il est donc possible de considérer que les sujets les plus impérieux du moment sont ceux-là.
Qu’on se le dise, l’hôpital n’a PAS besoin de médicaments de première urgence, comme on nous l’avait signalé au Ministère de la Santé (d’ailleurs, Dieu merci, nous avons évité de nous couvrir de ridicule et nous n’avons pas suivi le conseil laconique du cabinet: nous n’en avons pas ramené). Nous apprenons que la région de Kasserine est même en mesure de faire des dons de ce type de médicaments aux autres régions. Et l’hôpital n’aurait plus besoin d’ambulances. Le besoin semble couvert.
Voici par contre deux exemples de problèmes concrets, inattendus pour nous, car d’un niveau largement au dessus des besoins primaires que nous auraient suggéré les informations habituelles sur la région:
1-La région a un manque cruel en psychologues! Pourquoi?
Parce que le problème de l’addiction des jeunes aux drogues, en particulier en milieu scolaire, est réel même s’il est tabou.
Et que la prise en charge de ces jeunes nécessite une écoute professionnelle.
Il est vrai que des équipes de psychiatres et psychologues volontaires viennent régulièrement de Tunis pour combler un tant soit peu ce besoin, mais Kasserine a besoin de professionnels fixes, permanents.
Connaissant bien la problématique, nous expliquons à nos hôtes révoltés par le manque cuisant de ce type de professionnels, que la “pénurie” en psychologues est commune à toutes les régions, y compris la capitale.
Les raisons sont nombreuses, mais d’abord et avant tout d’ordre structurel, problème général de tout le pays et pas uniquement à Kasserine.
Les psychologues, contrairement aux orthophonistes et aux kinésithérapeutes ne sont pas de techniciens de la santé mais sont formés en sciences humaines, donc n’est pas psychologue clinicien tout psychologue. Le pays met sur le marché, chaque année près d’une cinquantaine de psychologues cliniciens (dont, détail très important près de 90% de dames), d’où le faible nombre de recrues partout en Tunisie, surtout dans les régions et pas uniquement à Kasserine.
Les actes de psychologie clinique (consultation, bilan, etc.) ne sont pas codifiés, ni auprès de la CNAM ni auprès de la Santé. Leurs honoraires sont alignés depuis des décennies (allez savoir pourquoi) sur les actes de kinésithérapie et d’orthophonie (ils sont donc facturés 4,5 DT la séance, ce qui est déjà une aberration pour les actes d’orthophonie et de kinésithérapie, mais l’est encore plus pour les actes de psychologie clinique, plus longs et plus complexes). Et ce qui constitue, nous l’avons souvent dit et écrit par le passé, un manque à gagner flagrant pour les hôpitaux prestataires de ces services. Dans ces conditions, comment veut-on que des psychologues choisissent de travailler à l’hôpital où leur activité est largement sous-évaluée et sous-valorisée. Un cabinet dans le privé, en revanche, leur assure la valorisation financière et morale de leur travail. Sans compter que les promotions successives de psychologues cliniciens sont quasi-exclusivement composées de jeunes femmes qui souvent ne souhaitent pas s’installer dans les régions. Ne nous attendons donc pas, si la situation ne change pas, qu’ils fassent queue devant les recruteurs de la Santé Publique surtout ceux des régions, Kasserine ou autre.
2- Il y a des actions d’une simplicité extrême qui pourraient réduire le taux de déscolarisation et améliorer les résultats scolaires de certains élèves. Comment?
Un exemple simple: chaque année, les médecins scolaires font le travail de mesure de l’acuité visuelle et délivrent des ordonnances de verres correcteurs. Le problème est l’achat des montures et des verres pour les élèves nécessiteux.
Les responsables et les familles se débrouillent comme ils peuvent mais ne peuvent pas satisfaire tous les besoins. Quand on sait que les troubles visuels sont une des raisons les plus courantes de difficultés scolaires, le problème, en apparence marginal, est de taille.
Une action citoyenne va être montée par le Groupe OAEEPV pour pérenniser une solution à ce problème. Son lancement est imminent et en attente de la liste des besoins précis des élèves. Une manière très simple et très citoyenne de contribuer à une cause parfois négligée, mais certaine, de mauvais résultats scolaires.
3- Le dispensaire de Khmouda est insuffisant aux besoins des 11.000 âmes qu’il dessert.
Comme presque tous les dispensaires de Tunisie, il a été conçu quand le nombre d’habitants était moins important et est donc devenu très naturellem…
Le dispensaire est vétuste aussi. Mais il est propre et le personnel est présent, même si réduit. Il est surtout sous-approvisionné en médicaments: la provision de médicaments des spécialités risque chaque mois de disparaître dès les premières semaines et ne suffit pas à subvenir aux besoins des patients sur la durée, avant l’approvisionnement suivant, ce qui crée des tensions entre citoyens et personnel.
Le dispensaire de Khmouda souffre aussi comme toutes les structures anciennes en Tunisie d’un problème de dimensions et de conception des locaux, dont le plus flagrant est celui de la pharmacie. La pharmacie du dispensaire est dans le même local que le bureau de distribution qui est ouvert au public. Une aberration de la gestion des locaux. Normalement, la pharmacie de toute structure médicale est séparée du public par un guichet à travers le quel on assure la distribution des médicaments.
Il suffirait de monter une cloison à l’intérieur du local et d’ouvrir un guichet dans cette cloison pour réduire les tensions et l’agressivité des patients qui voient bien qu’il y a encore des médicaments sur les rayons mais qui pensent qu’on ne veut pas leur en donner, alors que le personnel doit gérer le stock pour qu’il dure tout le mois. La quadrature du cercle? Non! Envisager des solutions simples adaptées aux difficultés. Une action dans ce sens pourrait être proposée avec l’aide d’architectes-citoyens.
Quelles conclusions en tirer, pour Kasserine et pour ailleurs?
Un constat: le détail des besoins en termes de santé sont clairement identifiés par les acteurs locaux. Un impératif : y coller avec précision et ne pas se laisser piéger par la solution facile de l’apport de flux financiers servis au grè des revendications.
Le rôle des citoyens solidaires (ce qu’on appelle communément la société civile) est primordial et bien plus important qu’on ne le pense. Toutes ces bonnes volontés qui participent à porter le fardeau avec l’Etat ont une place essentielle qui doit être consolidée. Chaque action compte. Chaque action est efficace, se doit d’être efficace.
Mais pour cela, il y a certains problèmes qui doivent être résolus à l’échelle nationale. Inutile de chercher midi à quatorze heures, c’est à dire de les expliquer en arguant de la sacro-sainte “marginalisation des régions”.
Par exemple, la résolution du problème du manque de psychologues dont les raisons ont été citées plus haut, nécessiterait une révision des statuts professionnels, une révision des rapports financiers entre CNAM et hôpitaux et même une révision des cursus de formation et des critères de recrutement, voire de l’orientation des bacheliers. Autant dire une refonte entière de tout un système, réclamée d’ailleurs depuis des décennies par de nombreuses compétences et jamais obtenue.
A notre sens, si un effort de santé publique doit être entrepris dans la région, ce n’est pas uniquement la modernisation de l’hôpital et sa mise à niveau, c’est l’ouverture d’un centre de prise en charge des addictions ou au moins la multiplication des cellules de professionnels de l’écoute et de la prise en charge psychologique dans les structures de l’éducation (écoles, collèges, lycées). C’est peut-être aussi dans la formation de jeunes psychologues qui soient issus de leur région et qui s’y installent.
Comment y parvenir? La question est ouverte et les éléments de réponse dorment certainement dans les dossiers des diverses commissions du Ministère de la Santé. Mais comme le chantier est titanesque, on peut penser que ces éléments de réponse continueront d’être des fichiers Word et Excell stockés dans les PC.
Ne sommes-nous pas un pays spécialisé dans les rapports de commissions qui dorment? Il serait temps que cela change non? Qui aura le courage de s’attaquer ouvertement à ce chantier ?