Défendre les intérêts des entreprises, œuvrer à l’amélioration de leur rendement, mettre en place des stratégies pour se développer au national et à l’international, être un acteur efficient pour opérer sur les lois, c’est entre autres le rôle d’un patronat auquel revient le rôle d’être le vecteur des messages et des positions des chefs d’entreprise. Mais pas seulement. En ces temps où la Tunisie se prépare à accueillir une conférence internationale sur l’investissement et où l’économie est en crise, la mission de l’UTICA est cruciale, car elle doit être le plus grand lobbyiste du site Tunisie. Qui mieux que les nationaux pourrait défendre l’investissement et encourager les porteurs de projets étrangers à s’implanter en Tunisie?
Entretien avec Wided Bouchamaoui, présidente de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA).
WMC : Comment se traduira la participation de l’UTICA à la Conférence internationale sur l’investissement, les 29 et 30 novembre 2016? Par des idées? Des projets?
Ouided Bouchamaoui : Bien entendu, nous marquerons notre présence aussi bien par les actions que par les mots. En ma qualité de présidente du patronat, je prononcerai un discours à l’ouverture de la Conférence internationale pour annoncer notre vision stratégique pour la relance des investissements dans notre pays et le rôle pionnier que nous comptons y jouer.
Nombre de nos élus exposeront nos points de vue en tant que panélistes dans les ateliers thématiques de la Conférence. Nous sommes bien décidés à être des acteurs effectifs dans la promotion du site Tunisie et un partenaire incontournable dans la dynamique économique du pays.
Pour nous, il est important que, dans chaque panel, les différents secteurs d’activité soient bien représentés et par des chefs d’entreprise confrontés quotidiennement aux difficultés de gestion de leurs entreprises, dans un contexte mondial difficile, œuvrant à leur assurer succès et réussite.
«En marge de la Conférence se tiendra le Conseil d’affaires tuniso-saoudien; il y aura également une rencontre avec le patronat allemand…»
Il y aura bien entendu, avec les délégations d’hommes et de femmes d’affaires qui participeront à Tunisie 2020, des rencontres aussi bien informelles qu’officielles. En marge de la Conférence se tiendra le Conseil d’affaires tuniso-saoudien; il y aura également une rencontre avec le patronat allemand au cours de laquelle nous débattrons avec nos homologues allemands de futurs partenariats et les encouragerons à renforcer leur présence dans le site Tunisie.
La Conférence représente pour nous l’occasion de rétablir les liens de l’entreprise avec son environnement direct et le monde. Parce que l’entreprise ne doit pas se sentir orpheline, plutôt elle doit interagir avec tous ses partenaires (gouvernement et UGTT) avec lesquels elle partage des intérêts communs : ceux de la préservation des postes d’emploi et de la création des richesses par l’investissement mais également avec le monde à travers le renforcement des échanges à l’échelle régionale et internationale.
Comptez-vous annoncer la création de nouveaux projets à cette occasion?
Nous allons, en tant que patronat, proposer des projets qui pourraient susciter l’intérêt des investisseurs, qu’il s’agisse des secteurs public et privé ou dans le cadre du PPP. Nous sommes optimistes. Nous estimons être capables de convaincre nos homologues de leur pertinence d’autant plus que la Tunisie est en train de progresser au niveau de la législation et sur le plan sécuritaire.
Il y aura donc la présentation de projets de partenariat, mais il faut être conscient que les plus importants dans cette conférence sont les rencontres informelles et les B2B (marketing Business to Business). Il faut croire en le site Tunisie et nous comptons bien profiter de “Tunisia 2020“ pour mettre en avant nos réalisations et des industries à haute valeur ajoutée telle l’aéronautique ou les composants automobiles.
En parlant d’activités industrielles, il y en a qui estiment que l’industrie perd du terrain en faveur du secteur des services qui est de plus en plus florissant avec la propagation des centres commerciaux, des grandes surfaces, une nette progression du nombre de franchises dans l’habillement, ce qui a d’ailleurs laissé dire que l’industrie nationale des textiles est menacée.
Ce n’est pas vrai. Tout d’abord, rappelez-vous, lorsque la Tunisie avait signé l’Accord de libre-échange avec l’Union européenne, tout le monde avait peur que les industriels tunisiens soient broyés par leurs homologues de la rive nord de la Méditerranée. Cela n’a pas été le cas, nous nous sommes améliorés grâce à la concurrence et nous nous sommes imposés à l’international. Notre pays est bien positionné et nous n’avons rien à envier aux autres.
«Nous plaidons pour que les labels internationaux qui s’installent en Tunisie intègrent l’idée de procéder à la transformation de marchandises à partir des matières premières et jusqu’au consommateur dans notre pays»
Si dans notre pays il y a 3.000 entreprises étrangères, c’est qu’elles s’y sentent bien et qu’elles apprécient le site et le climat d’affaires. Nous sommes aujourd’hui dans un marché ouvert, il faudrait peut-être que les implantations des marques étrangères ne se limitent pas aux produits finis et que l’on développe le tissu industriel en adoptant la logique de la chaîne de valeur intégré. C’est-à-dire que nous plaidons pour que les labels internationaux qui s’installent dans notre pays intègrent l’idée de procéder à la transformation de marchandises à partir des matières premières et jusqu’au consommateur dans notre pays.
Le monde évolue. Il nous revient à nous, en tant que chefs d’entreprise, d’apprendre des autres pour ensuite créer nos propres produits de A à Z. Il ne faut pas se limiter au rôle de sous-traitants.
Et concernant les textiles?
Pour ce qui est du secteur du textile, nous sommes conscients de ses difficultés. Je voudrais relever à ce propos le déficit de notre balance commerciale en faveur de la Turquie à partir de laquelle les importations ont grimpé dans le secteur du prêt à porter. Il y a eu signature d’un accord de libre-échange avec la Turquie qui nous a beaucoup lésés, nous importons de ce pays mais nous n’y exportons pas. Nous sommes déficitaires avec la Chine également.
«… si nous sentons que notre marché ou notre économie peut souffrir de l’implantation des marques étrangères, il faut le dire et réguler»
On parle beaucoup des franchises, pour moi, il faut développer l’après, il ne faut pas se suffire de l’importation des marques. Il faut un meilleur réseautage, il faut aussi apprendre du savoir-faire des autres et de leur expertise pour faire pareil et pourquoi ne pas intéresser les producteurs de ces marques à implanter leurs usines dans notre pays. Il faut que les deals soient soumis à la logique du gagnant/gagnant. Et si nous sentons que notre marché ou notre économie peut souffrir de l’implantation des marques étrangères, il faut le dire et réguler. Nous devons admettre que le consommateur tunisien a le droit de choisir et de décider, et que nous devons respecter ce droit.
Au sein de l’UTICA, tous les secteurs coexistent et notre force en tant que patronat réside dans notre capacité à réaliser cet équilibre entre les différentes corporations.
In fine, retenez qu’avant d’être des entrepreneurs, nous sommes des Tunisiens et que la préservation de notre tissu économique est pour nous un devoir sacré. Si un secteur souffre, nous pouvons remettre en question certains choix.
Le chef du gouvernement a appelé les grands groupes et le patronat à penser à la création d’un fonds d’investissements tuniso-tunisiens de plusieurs centaines de millions de dinars pour des projets qu’ils réaliseront eux-mêmes dans les régions, ce qui leur accordera en quelque sorte le statut d’instigateurs pour la relance économique. Quelle est votre position à ce propos?
En tant que patronat, nous sommes parfaitement au fait du contexte socioéconomique du pays et nous savons que nous devons investir plus pour créer de l’emploi et répondre aux attentes des jeunes. Le fait est que le climat doit s’y prêter. L’environnement sécuritaire est de plus en plus sain, reste celui économique, déterminant pour nous en tant qu’entrepreneurs porteurs de projets.
Le Code des investissements a été adopté, il y aura des concertations concernant les décrets d’application des lois.
La loi des finances comprend aujourd’hui des articles en contradiction avec ceux stipulés par le Code des investissements. Nous sommes en train de travailler avec le gouvernement à harmoniser les lois pour qu’elles ne se «cassent» pas les unes les autres. Ceci étant, nous opérateurs privés n’avons jamais arrêté d’investir depuis 2011 et nous continuerons à le faire. C’est notre devoir. Il ne faut pas tenir les nationaux pour responsables du recul des investissements.
L’Etat doit commencer par affecter les 5 ou 6 milliards de dinars consacrés aux grands projets publics programmés. L’Etat est la locomotive et les privés ne peuvent que suivre et partout dans le monde cela se passe ainsi.
«Concernant le fonds d’investissement qui devrait être financé par les opérateurs privés, j’ai été approchée de manière informelle par monsieur le chef du gouvernement…»
Il faut aussi rappeler qu’en 6 ans nous sommes passés par 6 gouvernements et que la visibilité et la vision nous font défaut. Il n’empêche, nous bravons tous les obstacles et nous investissons parce que nous croyons en notre site et estimons que la Tunisie est dotée de tous les atouts pour qu’investissements nationaux et internationaux soient porteurs.
Nous attendons également la finalisation du Plan quinquennal 2016/2020, ce qui nous permettra d’avancer plus sereinement et surtout plus sûrement.
Concernant le fonds d’investissement qui devrait être financé par les opérateurs privés, j’ai été approchée de manière informelle par monsieur le chef du gouvernement, je n’ai pas reçu une demande explicite sur ses modalités, ses mécanismes, les attentes et son mode de fonctionnement. Nous aurons d’autres occasions d’en discuter.
Concernant le climat d’affaires et après adoption du Code des investissements, qu’attendez-vous au juste en tant que patronat?
Je l’ai dit devant la Commission des finances et je le réaffirme à chaque fois: l’UTICA est prête à aider le pays et à faire le nécessaire pour y parvenir. Nos critiques concernant la loi des finances sont directement liées à la capacité des entreprises à être compétitives et résilientes dans un climat économique morose à l’échelle mondiale.
Il ne faut pas non plus pénaliser les entreprises qui respectent les lois, qui s’acquittent de leurs impôts et qui se soumettent à toutes les réglementations et procédures aussi compliquées soient-elles. Etre souples et laisser des entreprises évoluant dans le formel ou l’informel agir en hors-la-loi libres de leurs mouvements est intolérable. Personne ne doit être au-dessus des lois.
Vous ne couvrirez pas les entreprises qui ne payent pas les impôts?
Jamais, l’UTICA soutiendra uniquement les entreprises citoyennes qui s’acquittent de leurs devoirs et obligations envers leurs employés, la communauté et l’Etat. Nous ne défendrons jamais les contrevenants, et comme je l’ai mentionné plus haut, la loi doit sévir. Ceci étant, il ne faut pas non plus que celles qui agissent dans les règles soient celles qui supportent le poids des baisses des ressources financières de l’Etat.
L’UGTT déplore aussi le fait que 80% des impôts soient supportés par les travailleurs.
La Tunisie est l’un des rares pays où les employeurs négocient avec leurs salariés des salaires nets et non bruts. S’il y a des changements au niveau de l’IRPP, il revient à l’entreprise d’en payer le prix. Dans tous les rapports internationaux, qu’il s’agisse de celui de l’OCDE ou de celui de Davos, on mentionne que la pression fiscale qui existe en Tunisie est la plus élevée en Afrique. Tous les chiffres et toutes les statistiques le montrent et le prouvent. Maintenant, il s’agit de savoir si notre souhait à tous, qu’il s’agisse du patronat ou de l’UGTT -car nous sommes tous concernés-, est de préserver notre tissu entrepreneurial et de garder les emplois et d’inciter les porteurs de projets à investir, ou bien de les rebuter par des mesures de plus en plus draconiennes ou en les diabolisant. La pression fiscale sur les entreprises organisées est très forte.
«Je désapprouve le principe du 0% d’impôt, il faudrait payer même 0,1%, c’est un acte de citoyenneté et une preuve de responsabilité»
Ce que nous attendons aujourd’hui -et cela, je suppose, exprime la volonté de tous- est d’élargir l’assiette fiscale, ce qui renflouera les caisses de l’Etat dans le respect d’une meilleure justice fiscale et même d’une équité fiscale. Je désapprouve le principe du 0% d’impôt, il faudrait payer même 0,1%, c’est un acte de citoyenneté et une preuve de responsabilité.
L’UTICA, en tant que patronat, et l’UGTT, en tant que centrale ouvrière, sont parfaitement d’accord sur les répercussions désastreuses de l’économie parallèle sur la situation aussi bien des entreprises que des travailleurs. Pourquoi ne vous engageriez-vous pas dans une action commune pour lutter contre ce phénomène?
Auparavant, il y avait des sujets tabous, il est temps aujourd’hui qu’UTICA, UGTT et gouvernement abordions ces sujets avec courage et audace. Il est temps de débattre du commerce parallèle dans toutes ses composantes, de discuter aussi des caisses sociales et leurs difficultés et établir des diagnostics qui nous permettront à tous d’identifier les solutions qui s’imposent en concertation les uns avec les autres.
«Il est temps de débattre du commerce parallèle dans toutes ses composantes, de discuter aussi des caisses sociales et leurs difficultés et établir des diagnostics…»
J’ai contacté mes vis-à-vis à l’UGTT et j’ai trouvé du répondant. Il faut que l’on sache que nous ne sommes pas systématiquement dans une logique de désaccords permanents. Nos intérêts peuvent converger à partir du moment où nous souffrons tous des mêmes problèmes. Je salue, à ce propos, la détermination de l’UGTT qui insiste pour que les mauvais payeurs respectent leurs obligations envers le pays et la communauté et payent leurs impôts.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali