«Le développement de la gouvernance locale ne pousserait-il pas vers l’affaiblissement du pouvoir central?». La question a été posée par un jeune journaliste à Dr Neila Akrimi, directrice du CILG-VNG (Bureau MENA de l’Agence internationale des communes néerlandaises créé à Tunis en 2012) lors d’une conférence de presse organisée tout récemment à Tunis.
«Nous sommes en Tunisie depuis 2011, nous avons essayé d’agir auparavant et cela n’avait pas été possible. Après la révolution, il nous a été plus facile d’être présents et d’engager des actions en faveur d’une meilleure autonomisation des régions à travers la gouvernance locale.
J’estime qu’au moment où je vous parle, nous avons assez avancé dans nos actions pour en parler. A notre démarrage, il fallait que j’arrive à convaincre les responsables néerlandais de l’importance d’intervenir en Tunisie. J’avais, à l’époque, réussi à arracher une enveloppe de 600.000 € pour mettre en place notre programme sur la Tunisie. Aujourd’hui, ce montant a été élevé à plus du double.
Et nous ne visons aucunement l’affaiblissement du pouvoir central, car dans des pays comme la Hollande ou le Danemark, les autorités locales ne peuvent aucunement se donner des prérogatives aux dépens des attributions de l’Etat -garant des équilibres régionaux et de la stabilisation macroéconomique.
Nous œuvrons à former les habitants des régions à assumer leurs responsabilités dans le développement de leurs communes en usant des moyens mis à leur disposition par l’Etat et en devenant plus autonomes. Mais attention, l’autonomisation ne veut en aucune façon dire se démarquer totalement des centres de pouvoir.
Il s’agit de mettre en œuvre les ressources négociées avec les autorités gouvernementales pour servir au mieux les intérêts des communes et en adoptant les approches culturelles les mieux adaptées aux spécificités de chaque région et à ses enjeux socioéconomiques».
Une remarque, en passant, Neila Akrimi et son organisation ont travaillé sur terrain avant de médiatiser leurs actions. Elle ne voulait pas annoncer les réalisations et non pas joué à l’effet d’annonce.
Le plus du CILG est le travail sur les zones transfrontalières tuniso-libyennes: «J’ai été épatée lorsque j’ai réalisé l’intérêt suscité par nos programmes chez les Libyens. D’ailleurs, nombre des communes libyennes ont profité de nos formations pour améliorer la gouvernance locale et réussir la gestion des affaires courantes de leurs communes avec les représentants gouvernementaux, les composantes de la société civile et les hautes autorités régionales», indique la DG du CILG.
La gouvernance locale bien assimilée pourrait aider à une répartition plus équilibrée du pouvoir entre le centre et la périphérie. Comme l’affirment nombre d’experts, «la décentralisation en tant que stratégie de prestation de service permet d’adapter la quantité et la qualité des services aux exigences des citoyens et à leurs moyens, et en tant que stratégie de développement démocratique permet de renforcer la capacité des citoyens à participer à la gouvernance et à obliger les agents de l’État à rendre des comptes». C’est aussi un moyen efficace d’améliorer le rendu administratif.
Mais qu’en est-il dans les Etats fragiles, telle que la Tunisie, de l’impact de l’autonomisation des régions et de leur décentralisation, constitutionnalisés depuis 2013? Cette mouvance militant pour des «régions indépendantes» ne risquerait-elle pas de porter atteinte à l’unité nationale?
«En Tunisie, nous avons eu la chance de travailler avec nombre d’associations, précise Mme Akrimi, nous avons dès le début spécifié que nous refusons toute tentative de récupération politique de nos actions. Nous sommes dans les programmes de renforcement des capacités des acteurs locaux et d’appui à la gouvernance locale ainsi qu’à l’aide au développement économique à l’échelle régionale.
Nous sommes conscients que parmi ceux qui participent à nos programmes d’aide, de soutien ou de formation, il y en a qui sont adhérents à des partis. Nous avons une charte où il est dit que nos actions n’entrent dans aucun cadre de militantisme politique et que personne ne peut en user à ce dessein. C’est ce qui nous donne une grande liberté dans le choix de nos partenaires mais également dans l’évaluation de leurs réalisations sur terrain. La redevabilité n’est pas un vain concept pour nous».
Le CIGL a depuis 2011 soutenu la réalisation de 14 projets municipaux pilotes qui ont créé 200 emplois directs et indirects, 5 espaces citoyens, 7 centres transfrontaliers, 13 projets de gouvernance urbaine démocratique, 90 projets associatifs en partenariat avec 200 associations sans oublier les 2.000 participants au programme du renforcement des capacités dont 53% sont des femmes.
Parmi les projets les plus importants, nous pouvons citer la réhabilitation de la pépinière municipale et d’aménagement d’espaces verts (39.000 DT) rien qu’à Ben Guerdane, ainsi que la création d’une unité de production de fourrage hors-sol et l’élevage intégré pour 128.000 DT. Les gouvernorats de Jendouba, Gafsa, Siliana et Béja ont tout autant profité des financements de projets concrets par le CIGL. Les projets implantés dans ces régions ont nécessité un investissement de près d’un million de dinars tunisiens.
Pareil pour les régions de Sidi Bouzid, Krib, Thala, Sers, Raoued, Kasserine, Le Kef, Médenine et Regueb. Dans ces zones, des investissements de près de 2.300 MD ont été consentis pour la création d’espaces citoyens, l’aménagement du parc municipal, l’accompagnement technique et financier de 13 jeunes entrepreneurs, la création d’une unité de traitement des déchets d’activité à haut risque, la réhabilitation de la piscine et du parc municipal (Sers), la mise en place d’un système d’information géographique (Raoued) et autant de projets concrets dans les autres régions citées plus haut.
La gouvernance locale parachutée pourrait être nocive sur les États fragiles à composantes ethniques, fort heureusement, ce n’est pas le cas en Tunisie malgré toutes les tentatives de division du pays en jouant la carte de la marginalisation délibérée des régions : « Il est vrai qu’au tout début de notre implantation en Tunisie, nous avons axé notre travail sur les régions. Aujourd’hui nous nous rendons compte que dans chaque gouvernorat il y a des zones défavorisées sur lesquelles il faut focaliser. Nous avons d’ores et déjà commencé dans le Grand Tunis à Raoued, nous comptons élargir notre champs d’action » explique la directrice du CIGL.
En conclusion, la présence dans les régions et l’aide à leur autonomisation ne doivent pas servir de prétexte pour certains partis ou activistes animés de mauvaises intentions de mettre en péril l’unité nationale. L’Etat doit continuer à assurer ses responsabilités sur les plans sécuritaires, sociaux et économiques. Il est le garant de la dotation de toutes les régions du pays des produits, services publics de bases et des commodités et des infrastructures.
Les régions doivent pouvoir en bénéficier en identifiant leurs besoins, en mettant en place les projets adéquats à leurs configurations géoéconomiques et sociales et les organisations telles que le CIGL sont là, comme le dit à juste titre Neila Akrimi : «Pour aider les régions à être plus autonomes, plus responsables et plus impliquées dans leur propre développement. Mais pour ce, en tant que CIGL, nous n’avons aucun agenda politique, tout ce que nous voulons, c’est œuvrer pour une prise en charge réelle des régions par elles-mêmes».
Amel Belhadj Ali