De toute l’histoire de la magistrature en Tunisie et peut-être ailleurs dans le monde, on n’aurait pas eu à vivre des pratiques aussi inacceptables et qui, plus est, proviennent de juges censés être les protecteurs de la loi, neutres et garants de l’Etat de droit. La guerre des juges menace l’Etat de droit! Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) élu a été stoppé net dans l’exercice de sa mission. Aujourd’hui, dans la Tunisie «démocratique», la justice, loin des lobbys politiques ou idéologiques, ne se positionne plus dans la neutralité et n’est plus dans l’application de la loi. Elle a été infestée par toutes sortes de mouvements d’influence ou de lobbys qui desservent en premier lieu le justiciable et servent des intérêts très particuliers. Comment se fier à un juge partisan ou idéologiquement formaté lorsqu’on se présente devant lui nous-mêmes et qu’il dispose de par sa fonction de toutes les informations nous concernant?
Montesquieu estimait que les magistrats devaient simplement faire appliquer la loi telle qu’elle est pour éviter qu’ils ne l’accaparent à leurs propres fins.
Pour notre part, loin d’attendre qu’ils soient de simples machines à décréter des jugements par une application aveugle de la loi sans discernement et sans subtilité, nous nous autorisons à les appeler à ne pas prendre en otage la machine judiciaire et menacer l’Etat de droit.
Aujourd’hui, dans une Tunisie fragilisée par une transition démocratique difficile, une situation économique délicate et un contexte sécuritaire instable, il est du devoir des juges de préserver l’Etat et de le maintenir et non de l’affaiblir.
21 contre 20. C’est ainsi qu’est constitué le bloc du CSM (Conseil supérieur de la magistrature). Dans n’importe quel pays au monde où la «majorité minoritaire» aurait accepté la «majorité majoritaire», on joue le jeu démocratique en acceptant les résultats des élections et en évitant d’être de mauvais perdants. En Tunisie, les excès démocratiques sont en train de tourner au ridicule aussi bien l’appareil judiciaire que l’Etat.
Une immiscions éhontée de certaines composantes
Ce qui rend les choses encore plus difficiles, selon Ahmed Soueb, juge élu au CSM pour le Tribunal administratif, est l’immiscions éhontée, dans une crise complexe et compliquée juridiquement, de certaines composantes de la société civile et politiciens: «Ces individus doivent garder leurs distances car le CSM, divisé en deux groupes, l’un où le nombre s’élève à 20 et l’autre à 21, est lui-même composé de petites “tribus“ -magistrats judiciaires, juges administratifs et financiers, avocats, universitaires et experts-comptables. Nous lançons le même appel aux politiciens qui se sont incrustés dans une affaire où les enjeux sont très importants pour notre pays. Ces gens-là doivent garder une posture de neutralité».
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Ce que nous vivons aujourd’hui est une violation manifeste et frontale du principe de neutralité, estime M. Souab.
Khaled Ayari, président sortant de l’Instance provisoire de la magistrature, a été de fait, de par la qualité de sa fonction en tant que premier président de la Cour de Cassation, président de l’Instance provisoire de la justice judiciaire, celui de l’Instance de contrôle de la constitutionnalité des lois et celui du contrôle de la constitutionnalité des lois! What else!
Il est évident de comprendre dans ce cas que Khaled Ayari, retraité de fait, conteste non seulement son départ à la retraite alors que la loi l’exige et qu’il en est en principe le garant, pire il refuse de convoquer la réunion du CSM. Le conflit d’intérêt est incontestable. La neutralité et le devoir de réserve sont absents.
Ahmed Souab explique: «L’article 73 de la loi organique sur le CSM impose pour la convocation du CSM une seule et unique condition: le délai d’un mois à partir de la réception des résultats définitifs des élections. Ce ne fut pas fait. Mieux encore, le président de l’Instance provisoire de la magistrature n’est point concerné par la composition du CSM, son achèvement intéresse uniquement la survie de l’Instance provisoire de la magistrature uniquement».
Le 2 janvier, dernier délai pour la déposition de recours, il y a eu 5 recours en référé présenté par un seul juge attaquant les résultats des élections du CSM. La lecture de 5 requêtes en moins de deux heures sur un dossier très épineux juridiquement dans lequel on ne peut trancher sans revenir à deux lois fondamentales ainsi qu’à la petite Constitution et à la Constitution actuelle ainsi que la prononciation de 5 jugements à ce propos relève de l’impossible, affirme M. Souab. «Même la Nasa n’y arriverait pas».
Pire, explique Ahmed Souab, nous avons, nous-mêmes, émis de sérieux doutes sur la neutralité du jugement prononcé par le vice-président, juge unique à en avoir statué en référé et qui, nonobstant les délais presqu’impossibles pour ce qui est des jugements émis, est l’époux de l’une des juges administratives élues au CSM et qui fait partie du camp adverse. De nouveau, un conflit d’intérêt. C’est une violation de l’article 248 du code de la procédure civile, 296 et suivant du code de la procédure pénale et surtout l’article 103 de la Constitution qui stipule que le juge a l’obligation de neutralité. Le drame dans tout cela est que la décision prise par le juge cité est définitive, ce qui viole le principe constitutionnel du double degré de juridiction.
«Nous ne sommes pas sortis de l’auberge, affirme le juge Souab, car nous nous trouvons face au jeu des poupées russes. L’AMT (Association des magistrats tunisiens) est le moteur principal et le protagoniste de la crise même si elle gagne son recours. Elle soutient les membres défaillants du CSM et de l’Instance provisoire de la magistrature (IPM° où elle détient le pouvoir absolu, mais encore si nous ouvrons la poupée IPM, nous trouvons un clan de l’AMT, nous enlevons la poupée AMT et nous trouvons en dernier chef l’ancien premier président de la Cour de Cassation».
Pourquoi la situation est aussi critique et la machine judiciaire ne sortira pas de sitôt de l’auberge? C’est parce que la base légale des nominations par le chef du gouvernement dans les hautes fonctions judiciaires a été abrogée après que l’article 17 de la petite constitution a été remplacé par l’article 148 paragraphe premier de la Constitution.
Donc l’AMT, qui bloque tout aujourd’hui et qui «exige» que le chef du gouvernement désigne l’un des noms qu’elle lui propose elle-même pour les 6 postes vacants qui étaient à l’origine tout juste 2 postes, ne s’adosse pas, aux dires d’Ahmed Souab, à une base légale car nous nous trouvons, comme confirmée également par Raoudha Laabidi, présidente d’honneur du syndicat des magistrats, devant un vide juridique désastreux pour le pays !
Quand est-ce que ceux et celles qui ont un tout petit peu de sentiment patriotique et sens du devoir arrêteront de suivre ceux qui sont prêts à tout sacrifier pourvu qu’ils gardent la mainmise sur un secteur aussi important et déterminant pour notre pays que celui de la justice?
Affaire à suivre!
Amel Belhadj Ali
Article sur Ahmed Souab : Portrait : Ahmed Souab ou le juge syndicaliste