Face à la course-poursuite salaire-prix, Hédi Sraieb, docteur d’Etat en économie du développement, pense que le gouvernement ne dispose pas de véritables marges de manœuvre pour améliorer le pouvoir d’achat des citoyens. Il estime que seule une négociation tripartite entre les partenaires sociaux, sur des questions autres que la seule variable salariale, telles que le cadre de vie, l’accès à un logement décent, à une éducation, à la culture, aux soins, à des loisirs de qualité…, pourrait marquer le début d’une solution.
Dans une interview accordée à l’agence TAP, il évoque plusieurs questions ayant trait aux statistiques de l’INS sur le recul de la pauvreté en Tunisie, la détérioration du pouvoir d’achat du Tunisien, et propose de solutions pour améliorer la situation.
Pour Hédi Sraieb, «la statistique est l’outil privilégié du calcul économique, lequel est souvent à la base de la prise de décision politique. Autrement dit, une statistique n’est jamais véritablement neutre».
«La pauvreté est donc d’abord monétaire, autrement dit mesurée en pouvoir d’achat. On peut bien évidement contester cette approche»
A propos de la pauvreté absolue ou relative, il indique que «… les définitions retenues par l’INS sont celles des principales institutions internationales. Elle mesure cette pauvreté selon une unité monétaire (moins de 1$ par jour et par foyer). La pauvreté est donc d’abord monétaire, autrement dit mesurée en pouvoir d’achat. On peut bien évidement contester cette approche. Car à regarder de plus près, on peut aisément affirmer qu’être “pauvre en ville” est bien plus difficile qu’être “pauvre à la campagne”».
Cependant, l’économiste estime que «l’inconvénient majeur de cette mesure strictement monétaire, c’est qu’elle occulte d’autres aspects de l’existence humaine. En d’autres termes, une stricte mesure monétaire est incapable de restituer la qualité de la vie. Cette mesure ne dit rien de l’accès à une éducation, à des soins. Elle ne dit rien de la détresse affective, elle-même résultant de conditions matérielles “indignes”».
Et selon lui, s’il y a polémique autour des statistiques publiées par l’INS, cela provient du procédé lui-même utilisé par l’INS. «L’institut procède par sondage et non par une mesure mensuelle et exhaustive des “nécessiteux” qui bénéficient de l’allocation (de l’ordre de 250 DT en moyenne)», précise-t-il.
Et de poursuivre : «L’INS mesure invariablement le même nombre de pauvres depuis plusieurs semestres, autour de 15%. La pauvreté absolue n’aurait pas non plus changée. L’enquête de consommation réalisée en 2015-2016 n’observe étonnamment, aucun changement notable, par rapport à celle réalisée en 2010».
«La feuille de paie laisse transparaître une progression constante. Bon an, mal an, tout un chacun obtient des augmentations, au niveau du salaire direct ou des primes»
Quand on lui pose la question de savoir quelles sont les causes de la détérioration du pouvoir d’achat du Tunisien, Hédi Sraieb répond que «c’est un phénomène quasi invisible, quasi imperceptible, car il se déroule sur le long terme. Il s’agit de ce que les économistes appellent l’illusion monétaire». Et il explique: «… la feuille de paie laisse transparaître une progression constante. Bon an, mal an, tout un chacun obtient des augmentations, au niveau du salaire direct ou des primes. Mais voilà, le véritable pouvoir d’achat ne progresse pas voire régresse du fait que les prix de leur côté augmentent également, et dans bien des cas plus rapidement que ces hausses de salaires. Comme nous pouvons le constater, l’indice général des prix ne reflète que très imparfaitement l’évolution générale des prix».
«… L’illusion provient du fait que l’on ne ressent pas la désindexation des salaires par rapport aux prix»
Il va plus loin dans son analyse en disant que «l’illusion provient du fait que l’on ne ressent pas la désindexation des salaires par rapport aux prix. Ainsi et pour prendre un exemple, il est facile de vérifier que le pouvoir d’achat d’un douanier, d’un agent de police, d’une institutrice a considérablement diminué par rapport à ce qu’il pouvait être dans les années 70 ou 90».
A partir de là, l’économiste tunisien attaque la centrale syndicale pour souligner qu’«il est tout à fait regrettable que l’UGTT ne se soit pas emparée de cette question cruciale de la définition et de la composition interne de l’indice des prix. Mais à l’évidence, les citoyens ne sont pas dupes, ils constatent régulièrement le décalage entre l’indice publié par l’INS et les étiquettes sur les produits … quand ce n’est pas le coût du logement, des transports, de la santé et de l’éducation. Une sorte de jeu de dupes semble d’ailleurs, s’être installé…».
«Les frais de scolarisation comme les coûts des soins et des médicaments ont explosé, alors qu’ils étaient réduits dans les décennies antérieures»
Enfin, à la question de savoir comment stopper cette détérioration, il donne d’abord plusieurs explications. Primo, il affirme que «de toute évidence, les salariés sont, certes à des degrés divers, toujours perdants. Leurs salaires ne suivent pas le coût réel de la vie. Avec la marchandisation de nouvelles d’activités, telles que la santé ou l’éducation, les ménages doivent désormais faire face à des dépenses qui étaient pour l’essentiel et auparavant réduites voire insignifiantes. Les frais de scolarisation comme les coûts des soins et des médicaments ont pour ainsi dire explosé… alors qu’ils étaient réduits dans les décennies antérieures».
Secundo, l’économiste souligne qu’«en l’absence de croissance et donc d’augmentation mécanique des rentrées fiscales, la masse salariale du secteur public a cru plus vite (de 11 milliards de dinars en 2010 à 14 milliards de dinars en 2016) que les recettes budgétaires. Idem dans le secteur privé… D’où aussi l’une des raisons possibles parmi d’autres du fléchissement des investissements privés».
Et pour lui, «face à cette course-poursuite salaire-prix, le gouvernement ne dispose pas de véritables marges de manœuvre. Il peut tenter de passer en force et se heurter au refus des syndicats et attiser par-là, la colère populaire. Un pari osé, dans un contexte où la moindre étincelle peut se transformer en explosion sociale. Le gouvernement peut aussi, tenter une négociation tripartite».
«Les partenaires sociaux sont-ils capables de trouver un accord autour d’une modération salariale qui aurait pour contrepartie des créations d’emplois?»
Tertio, «le changement récent de direction à la tête de l’UGTT pourrait être propice à un élargissement de la négociation. J’entends par-là sur d’autres questions que la seule variable salariale». Mais à ce stade, il s’interroge : «Les partenaires sociaux sont-ils capables de trouver un accord autour d’une modération salariale qui aurait pour contrepartie des créations d’emplois? J’ai bien conscience que ce type de compromis est difficile à trouver compte tenu des traditions anciennes dans le domaine des relations sociales et professionnelles. Les deux organisations syndicale et patronale ne se retrouvent que pour discuter des augmentations de salaires, rarement d’autres choses. Rien n’est joué à ce stade. Nous n’en sommes qu’aux premiers rounds d’observation».