Selon nos informations, le nahdhaoui Ridha Saïdi, ministre conseiller chargé des grands projets, dont celui de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) avec l’Union européenne, fera, dans les jours qui viennent, le déplacement, à Bruxelles, à la tête d’une importante délégation d’experts chargés de discuter avec leurs homologues européens des détails de l’ALECA.
Ridha Saidi, qui a remplacé au poste de négociateur en chef de l’ALECA pour la partie tunisienne Ridha Mosbah, au temps du gouvernement Habib Essid, aura la délicate mission de faire bouger les lignes et d’avancer sur ce dossier qui n’est pas du goût de certains Tunisiens, particulièrement de la société civile.
L’ALECA, c’est quoi tout d’abord?
Pour mémoire, l’ALECA vient concrétiser un objectif majeur du Partenariat Privilégié obtenu par la Tunisie auprès de l’UE en novembre 2012 et constitue, aux yeux de l’UE, un instrument d’intégration plus profonde de l’économie tunisienne dans le marché intérieur de l’Union européenne.
Concrètement, l’ALECA aura pour objectifs d’harmoniser progressivement les réglementations de l’environnement commercial, économique et juridique, de réduire les obstacles non tarifaires, de simplifier et de faciliter les procédures douanières.
Il s’agit aussi d’améliorer les conditions d’accès des produits, de favoriser l’accès des produits et services aux marchés respectifs, d’étendre à d’autres secteurs (agriculture et services) la zone de libre-échange pour les produits industriels manufacturés mis en place en 2008 en vertu de l’Accord d’Association de 1995. Ce dernier Accord ne prévoyait l’élimination des tarifs douaniers que pour les seuls produits industriels, et un échange de concessions pour une liste de produits agricoles, agroalimentaires et de la pêche dans le cadre de contingents.
Pour faire accepter le projet aux Tunisiens, les Européens miroitent trois principaux avantages, au cas où l’l’ALECA serait finalisé.
Premièrement, les produits et services tunisiens accèderont, à terme, plus facilement à un marché européen de 500 millions de riches consommateurs.
Deuxièmement, les conditions d’investissement et le climat des affaires seront améliorés grâce à un cadre réglementaire plus prévisible et plus proche de celui de l’UE.
Troisièmement, l’adaptation progressive de l’économie tunisienne aux normes européennes devrait également contribuer à hausser la qualité des produits et services tunisiens, ce qui sera également bénéfique aux consommateurs tunisiens et améliorera leur accès aux autres marchés. Lesquels services ne seraient pas au détriment du respect des normes sociales et environnementales internationales.
L’UE met la main dans la poche pour appâter les Tunisiens
En accompagnement de ce travail de séduction, l’UE s’est employée à appâter les Tunisiens en s’engageant à leur fournir, pour la période 2017-2020, des moyens financiers conséquents estimés à 4,4 milliards d’euros (plus de dix milliards de dinars). Sur ce total, 1,2 milliard seront accordés sous forme de dons et le reste sous forme de crédits de la BEI à des taux concessionnels.
Côté tunisien, il y a deux approches. Celle du gouvernement qui a les yeux rivés sur la manne financière que va lui fournir l’UE. Il faut le comprendre au regard des difficultés financières dans lesquelles il se débat.
Empressons-nous de signaler que, en 1995, le gouvernement Ben Ali, confronté également à des difficultés financières, avait conclu à la hâte et sans la concertation d’aucune partie, l’Accord d’Association avec l’UE, moyennant également des facilités financières et des exonérations de douane de 12 ans.
Toutefois, au final, après l’épuisement en 2008 de toutes ces facilités, l’Accord d’association s’est avéré asymétrique et s’est traduit par un manque à gagner de deux points de croissance pour la Tunisie (part des droits de douane sur les produits européens…).
Les industriels qui ont été les plus affectés par cet accord sont les textiliens tunisiens. En vertu de cet arrangement et de l’accord sectoriel multifibres, ils étaient obligés –et le sont encore- de n’acheter et de n’utiliser que des tissus de l’espace euroméditerranéen, en moyenne 2 fois plus cher que le tissu en provenance d’Asie et d’ailleurs où le droit de douane est nul.
Paradoxalement, des pays concurrents comme le Cambodge, le Bangladesh, le Vietnam et le Pakistan et même la Turquie, lesquels ont accès au marché européen, sont exonérés des droits de douane. Conséquence: en respectant scrupuleusement cette clause de préférence, les textiliens tunisiens ont perdu leur compétitivité avec comme corollaire le recul de leurs exportations. La Tunisie, qui était le 4ème fournisseur de l’Europe, totalise à peine 2,5% des importations européennes.
La Tunisie profonde rejette l’ALECA
C’est la crainte de la répétition de ce scénario que des experts “indépendants“ et de grosses pointures de la société civile voient d’un mauvais œil l’ALECA et n’y perçoivent aucune utilité pour la Tunisie.
Pour preuve, il ne prévoit aucune clause pour le développement intégré de secteurs de production locaux. Il ne prévoit pas de mobilité des personnes dans les deux sens. Il ne prévoit pas de transfert de technologie en faveur de la Tunisie. Son souci majeur est de nous vendre les produits et services européens au prix fort.
Parmi les organisations de la société civile qui ont le plus critiqué l’Aleca, il y a lieu de citer la Centrale syndicale (UGTT), la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) et le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES).
Les experts et universitaires sont également de la partie. C’est le cas de Mourad Hattab qui ne va par quatre chemins, estimant que “l’Aleca, pour peu qu’il soit finalisé, représente un véritable coup fatal pour l’économie tunisienne pour ne pas dire le coup de grâce”.
Et l’expert d’expliquer sa pensée : “cet accord va engager tout un processus de déstabilisation des secteurs des services et de l’agriculture. Il va permettre à des sociétés étrangères de s’installer au pays, d’accéder à la propriété et de créer un climat de concurrence inéquitable sur tous les plans, notamment avec les petites et moyennes entreprises, les exploitants agricoles et les sociétés tunisiennes opérant aussi bien dans le secteur public que privé d’une manière générale”.
Tout en qualifiant l’Aleca d'”accord destructeur”, il a ajouté que cet arrangement va “toucher certainement la gestion des marchés publics en Tunisie vu que les entreprises locales vont soumissionner au niveau des projets nationaux parallèlement avec des sociétés internationales de grande puissance“.
Cela pour dire, in fine, que l’Aleca est loin d’être un arrangement équilibré. Il ne peut, en conséquence, favoriser, comme le crient à gorge déployée les Européens, un partenariat “gagnant-gagnant”.
Une chose est sûre: les négociations s’annoncent très dures, particulièrement avec la société civile tunisienne qui rejette carrément l’accord. Un souhait : espérons que l’Aleca, via sa principale composante commerciale, ne va pas épuiser les relations entre la Tunisie et l’Europe qui sont loin d’être uniquement économiques.