L’Institut national de la statistique (INS) a rendu public son rapport sur la croissance en Tunisie, lequel table sur un taux de 1% pour 2016 contre 2,5% initialement prévu. Cette stagnation de la croissance dans le pays est essentiellement due à “la précarité du schéma de croissance en l’absence d’une politique industrielle claire, osée et basée sur l’innovation”, estime l’universitaire et professeur de Sciences économiques, Fatma Marrakchi Charfi.
Dans un entretien accordé à l’agence TAP, l’universitaire livre sa lecture du dernier taux avancé par l’INS et propose des pistes pour relancer la croissance.
Comment expliquez-vous cette variation par rapport aux années précédentes?
Ce taux témoigne de la panne de la croissance en Tunisie. Evalué en glissement annuel (T/T-4), (c’est-à-dire basé sur la comparaison des taux de croissance par rapport à la même période entre deux années successives) et aux prix de l’année précédente, le taux de croissance de l’année 2016 a été de 1% contre 1,1% en 2015 et 2,5% prévu par la loi de finances 2016.
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Les chiffres tels qu’ils sont présentés par le communiqué de l’INS, semblent souligner que si la croissance est de 1% uniquement, c’est parce que le secteur agricole était défaillant. L’INS publie en dessous du taux de croissance tout secteur confondu, un autre taux de croissance hors agriculture de 2%. Ainsi, si l’agriculture n’avait pas été défaillante, le taux de croissance aurait été le double du taux réalisé tous secteurs confondus et même proche du taux initialement prévu par la loi de finance 2016.
Comparé aux taux de croissance réalisés après la révolution (2011), celui de 2016 constitue l’un des plus faibles. Pourtant l’année 2016, a été relativement calme sur le plan de la sécurité. Si on impute la mauvaise performance de 2016 au secteur agricole, la chute de la production d’huile d’olive de 59% sur l’année 2016 en est la principale raison. Or, un repli de la production dans le secteur de l’huile d’olive était tout à fait prévisible puisque la production d’olive est cyclique. C’est pour dire qu’on ne peut pas bâtir un schéma de croissance sur un secteur à croissance fragile, aléatoire, dépendant des facteurs climatiques et des quantités de pluie. Ceci confirme la précarité du schéma de croissance en l’absence d’une politique industrielle claire, osée et basée sur l’innovation.
Quelle analyse sectorielle, faites-vous de ce taux ?
La répartition de la croissance selon les secteurs montre que certains secteurs ont favorablement évolué alors que d’autres ont régressé ! Donc, quels sont les secteurs qui ont enregistré une performance et les secteurs qui ont enregistré une contre-performance ? Comme déjà souligné, le secteur de l’agriculture et de la pêche a enregistré à lui seul, une décélération de 8,1% sur l’année 2016. L’industrie non manufacturière a aussi enregistré une baisse de 1,9%, due au recul dans la valeur ajoutée du secteur de l’extraction de pétrole et gaz naturel, aux arrêts de travail au niveau de la société PETROFAC. Le secteur des mines est globalement positif sur l’année, mais en régression au cours du second semestre 2016.
Les secteurs qui ont enregistré une performance sont les secteurs des services qu’ils soient marchands ou non marchands (+2,7%). Pour les services marchands, la progression du secteur revient, essentiellement, au secteur des télécommunications au secteur des services financiers, au secteur des transports et au secteur du tourisme aussi. Pour des services non marchands, ces derniers se résument aux salaires des fonctionnaires (+2,7%), dont la progression revient à une augmentation des salariales, ce qui ne constituent pas une performance en soi.
Dans le secteur des industries manufacturières, l’activité a connu une légère hausse de 0.9% par rapport à 2015. Cette légère hausse combine les effets d’une croissance positive de la VA dans les industries chimiques (+13,9%), les industries mécaniques et électriques (+1,9%), et l’industrie de raffinage du pétrole (+6,5%), contre une baisse plus ou moins prononcée au niveau des autres secteurs, les industries de l’agroalimentaire (-2,1%), les industries du textile et habillement, cuirs et chaussures (-0,3%).
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Sur le plan stratégique, la mauvaise performance est certes due à une régression au niveau du secteur agricole, mais elle est surtout imputée à la fragilité du tissu industriel. En fait, on ne peut pas construire une stratégie de croissance sur un secteur qui dépend des conditions climatiques et la pluviométrie. La croissance doit être construite sur un secteur industriel solide et sur des secteurs innovants et dont la croissance ne soit pas aléatoire et dépendant des facteurs exogènes. Déjà que les facteurs exogènes qu’on ne maîtrise pas sont assez nombreux tels que le prix du baril de pétrole, le cours du dollar US à l’international…
Par ailleurs, et quelle que soit la stratégie de développement choisie, l’investissement en berne depuis 2010 n’améliore pas la situation et au fur et à mesure qu’on évolue dans le temps, l’investissement a tendance à diminuer, puisqu’il passe de 24,6% en 2010 à 19,5% environ en 2016. En effet, l’Etat n’arrive pas à exécuter ses investissements budgétisés, que dire de l’investissement privé et de l’investissement étranger? Or, l’investissement est le principal levier de la croissance.
Quelles répercussions aura cette croissance en berne sur la situation économique et sociale dans le pays ?
La croissance actuelle est très en deçà du potentiel de croissance de la Tunisie et sa stagnation ne pourra pas contribuer à résorber le chômage.
En outre, la faiblesse de création de richesses entrave les exportations et diminue la capacité du pays à honorer ses engagements avec l’étranger. A partir de là, on peut se retrouver dans une situation où l’on doit s’endetter pour payer la dette à défaut de pouvoir créer de la richesse. Sur le plan social, pour partager la richesse sur les différentes classes sociales il faut d’abord la créer. Ainsi, si on ne créée pas de richesse, la pauvreté augmentera ainsi que le chômage.
Sur quels pistes ou mécanismes, devrait agir le gouvernement pour relancer la croissance ?
Il est très important de savoir que la croissance ne peut redémarrer qu’avec les investissements. Or les investissements sont en berne et l’épargne aussi. D’abord, il faut que l’Etat arrive à réaliser ses investissements budgétisés et cet objectif pourrait être atteint avec le vote de la loi d’urgence économique.
L’adoption de cette loi est vitale pour débloquer l’investissement public et pour que les autres opérateurs privés et étrangers suivent.
Par ailleurs, il faut que l’Etat se focalise sur des secteurs porteurs et ne fasse du saupoudrage sur différents secteurs tout azimut, puisque les ressources financières sont limitées.
Ensuite, il faut que la vision soit claire pour le gouvernement ainsi que pour les opérateurs économiques, ce qui donne plus de visibilité aux agents économiques. L’adoption du plan quinquennal est aussi primordiale, car ce plan représente aujourd’hui, ce qu’on appelle une feuille de route qui retrace les choix effectués. Il faut également avancer dans les réformes, dont le rythme d’avancement est très lent. Ces réformes doivent être en harmonie entre elles et aussi adaptées aux lois en vigueur.