Lundi 20 mars, une vidéo a circulé sur les réseaux sociaux, montrant un écoulement d’eaux sales dans la mer, au niveau de la plage de Soliman. L’ONAS a aussitôt réagi, précisant qu’il ne s’agit pas d’eaux usées ou traitées par l’Office, mais d’eaux stagnantes au niveau de l’Oued Seltane, lesquelles, après la destruction de sa barrière naturelle par des inconnus, se sont écoulées vers la mer, de ce fait, l’Office n’assume aucune responsabilité dans cette affaire.
Malgré les précisions données par l’ONAS, suite à cet incident, la question du traitement des eaux usées en Tunisie a été largement soulevée par les internautes.
Interrogée par l’agence TAP sur cette question, Dr Raoudha Gafrej, professeur universitaire à l’Institut supérieur des sciences biologiques appliquées de Tunis, a épinglé le recours massif aux rejets en mer des eaux usées épurées, pour ensuite investir dans le dessalement de l’eau de mer afin de couvrir les besoins en eau potable. Et Mme Gafrej de se demander: “vaut-il mieux rejeter les eaux usées en mer ou dans le milieu naturel, ou l’épurer convenablement pour une réutilisation et une valorisation économique efficace?”.
Valoriser chaque goutte d’eau et surtout les eaux usées domestiques
Gafrej a estimé “qu’un pays en situation de pénurie d’eau absolue, devrait intégrer dans sa gestion la valorisation économique de chaque goutte d’eau et tout particulièrement les eaux usées domestiques, après un traitement adéquat. Or, aujourd’hui, 41 stations d’épuration rejettent directement, les eaux traitées en mer dont 9 via des émissaires en mer, avec une capacité globale de 210 millions de m3/an. Cette eau renvoyée en mer nécessite beaucoup d’énergie et pollue le milieu compte tenu de la qualité de l’épuration”.
Elle a souligné ” qu’un potentiel durable d’environ 243 mm3 par an existe, formé par les eaux épurées à travers les 112 stations d’épuration gérées par l’ONAS. Mais ce potentiel présente un grand danger étant donné que 51 stations ont plus de 15 ans, 25 stations sont en surcharge hydraulique, (dont Sayada avec un taux de surcharge de 240%, Gafsa (206%), Zarzis ville (172%), Mahres (170%), Nabeul (168%), 22 stations sont en situation de surcharge organique ( à Gafsa la surcharge organique est de 348%, Sayada (319%), Moknine (227%), Nefta (281%), Sidi Bouzid (205%), 17 stations sont en surcharge hydraulique et organique ( Gafsa, Sayada, Nafta, Moknine, Sousse Nord I, Sidi Bouzid, Hammamet Sud, Kallaa Sghira, El Jem, Chotrana I, Sahline, Côtière Nord, Mahres, Ksour Essef, Monastir Dkhila, SE3 Nabeul et Grombalia) et 30 stations rejettent des eaux épurées non conformes à la norme NT 106.02″.
Plus de la moitié de l’eau consommée, rejetée sans aucun traitement dans les oueds
Toujours selon l’universitaire “les rejets des eaux épurées se fait dans le milieu hydrique formé par les oueds, les lacs, les sebkhats et la mer. L’ampleur de cette pollution hydrique est encore plus forte quand on sait que l’ONAS n’épure que 56% de l’eau facturée par la SONEDE à ses clients.
A cette pollution, il faudra rajouter les rejets de 1,5 million d’habitants en zone rurale alimentée en eau par le génie rural et également les rejets des secteurs industriel (38,29 mm3) et touristique (2,41 mm3) “.
Ce constat implique, selon Gafrej “que plus de la moitié de l’eau consommée est rejetée sans aucun traitement dans les oueds sur lesquels existent des barrages et à partir desquels plusieurs agriculteurs s’alimentent pour sauvegarder leurs productions agricoles”.
Et de préciser que “la Tunisie a démarré la réutilisation des eaux usées traitées depuis les années 60, mais jusqu’à ce jour 25% seulement du potentiel est réutilisé. La qualité médiocre des eaux épurées est la principale raison évoquée. Les terrains de golf consomment la plus grande partie. Aussi, 8100 ha ont été aménagés en périmètres publics irrigués par les eaux usées traitées, mais les résultats indiquent un réel échec puisque le taux d’utilisation de ces périmètres n’est que de 29% avec une consommation en eau usée traitée de 5 mm3, une eau souvent non conforme à la norme de réutilisation (NT 106.03)”.
” Quand on sait que le coût de dégradation de l’eau est d’environ 0,6% du PIB selon l’évaluation de la banque Mondiale et que le secteur de l’eau est le plus grand consommateur d’énergie électrique, n’est il pas plus opportun de revoir la gestion globale de l’eau en considérant les eaux usées comme seul potentiel durable à développer et à réutiliser ? Sommes-nous plus riches que la Namibie qui depuis 2001 produit 33% des besoins en eau potable de sa capitale à partir des eaux usées alors que la Namibie dispose d’un littoral de 2000 km sur l’océan atlantique ? …”, s’est-elle interrogée.
“La Tunisie vit sous stress hydrique et ce qui est plus grave et surtout méconnu, c’est que l’évaluation de l’”empreinte eau nationale” (quantité d’eau utilisée pour produire chacun des biens et services que nous utilisons) sur la période 1996-2005, montre que le pays a “une empreinte eau de consommation” de 21 milliards de m3 dont 32% est de l’eau virtuelle importée (eau utilisée pour produire des biens exportables). L’empreinte eau de consommation par habitant en Tunisie, estimée de 6100 litres/jour (2225 m3/an), est de 60% supérieure à la moyenne mondiale, sur la même période.
Cette évaluation montre l’ampleur des économies d’eau que nous pouvons réaliser et qui devraient constituer le premier cheval de bataille de chaque tunisien”, a-t-elle conclu.