Faire sortir l’agriculture, qui constitue aujourd’hui le parent pauvre des politiques publiques, malgré l’importance de son rôle économique, social et environnemental, de sa crise, requiert selon Pr Mohamed Elloumi, agroéconomiste à l’INRAT, “l’instauration de rapports nouveaux entre le secteur agricole et le reste de l’économie dans le cadre d’un nouveau contrat social plus équilibré et plus solidaire entre consommateurs urbains et producteurs agricoles, avec un nouveau contenu technique basé sur une révolution doublement verte”.
Elloumi, qui s’exprimait lors d’une conférence organisée, samedi à Tunis, par le Cercle “Les chemins de la dignité”, sur le thème “L’agriculture tunisienne sacrifiée sur l’autel du développement urbain ” a d’abord dressé un diagnostic du secteur agricole et repéré les différentes facettes de la crise qui le secoue depuis de décennies.
La faute au PAS…
“Une lecture récente du secteur montre que, depuis l’Indépendance, le secteur agricole a été mis au service de l’économie urbaine à travers des politiques permettant la mobilisation du surplus agricole pour financer le développement des autres secteurs de l’économie. Ces choix qui ont été renforcés avec l’adoption du Programme d’ajustement structurel et les accords de libre-échange qui ont fragilisé le secteur agricole mettant en cause la durabilité des ressources naturelles et induisant la paupérisation de la population rurale”, a-t-il expliqué.
“Si la crise des matières premières agricoles de 2007/2008 a été un révélateur d’une crise plus profonde du secteur agricole, son traitement n’a fait que renforcer le biais urbain conduisant à la révolution du 17 décembre 2010 – 14 janvier 2011. Celle-ci a mis à nu les limites du modèle de développement du secteur agricole basé sur la mobilisation des ressources naturelles et les techniques de la révolution verte et du contrat social qui le sous-tend : la paix sociale en ville contre des produits de base à bas prix au profit des consommateurs urbains”.
Crise multidimensionnelle du secteur agricole
La crise du secteur agricole se manifeste aussi, selon lui, “à travers un dualisme frappant et paralysant se traduisant par un déséquilibre en matière d’accès à l’encadrement et à la vulgarisation, au financement, aux ressources naturelles mais aussi en matière d’insertion dans les chaines de valeur”.
Cette crise multidimensionnelle du secteur agricole et du monde rural, a pour répercussion, sur le plan social, une aggravation de la pauvreté et du chômage mais aussi de la précarité et de l’exclusion.
Sur le plan économique, elle a abouti à une dégradation des termes de l’échange, une désorganisation des filières et une réduction des transferts. La dimension environnementale de la crise se traduit essentiellement par une dégradation des ressources hydriques et minières, une désertification et une détérioration du couvert végétal et des sols.
Décalage entre l’orientation productive de l’agriculture et la consommation
S’agissant de l’impact de la crise de l’agriculture sur le reste de l’économie, Elloumi a essentiellement épinglé “le décalage entre l’orientation productive de l’agriculture et la consommation mais aussi entre la production nationale et les modes de consommation, la dépendance au marché international générant une flambée et une forte volatilité des prix, la faiblesse des industries agroalimentaire (IAA) et la faible valorisation des exportations, mais également les problèmes de santé publique liés au changement des habitudes de consommation”.
Pour initier la voie de sortie de la crise agricole, l’économiste a plaidé pour “un nouveau paradigme de développement agricole à travers l’intensification écologique ou la révolution doublement verte”. Il explique: “contrairement à la révolution verte qui consiste à pousser à son extrême l’artificialisation du milieu rural générant une dégradation de ses ressources, la révolution doublement verte consiste à valoriser les richesses de ce milieu et de son potentiel écologique. C’est un processus plus naturel et plus respectueux de l’environnement, qui repose sur des démarches et des approches hautement scientifiques et qui tend à développer des filières telles que l’agro-écologie, l’agriculture de conservation, l’agriculture biologique…”.
Revoir le contrat social…
L’économiste estime par ailleurs nécessaire de “revoir le contrat social qui sous-tend le développement agricole vers une alliance entre les consommateurs urbains et les producteurs agricoles en encourageant les subventions vers les produits domestiques et en encouragent les filières courtes”.
Il a en outre insisté sur “l’importance du développement territorial à travers le renforcement de l’attractivité des milieux ruraux en y implantant des activités misant sur la multifonctionnalité de l’agriculture”.
Les réactions qui ont suivi l’exposé du conférencier ont essentiellement porté sur l’absence de politiques agricoles, la faible mobilisation des consommateurs quant à la nécessité de “consommer- local”, la quasi-absence de mécanismes de recherche scientifique au service de l’agriculture, la dominance des anciennes approches à très faible contenu technologique et scientifique, l’étroitesse de la marge donnée à l’agriculture dans le plan quinquennal de développement 2016-2020 qui la cite en sous sous-rubrique…
Face à toutes ces réactions, Elloumi a souligné l’importance et l’urgence de la mobilisation en faveur du secteur agricole qu’il qualifie de stratégique pour l’avenir du pays.