Dans son ouvrage, “Juifs et Musulmans des origines à nos jours”, l’universitaire Abdelkrim Allagui parle, non sans entrain, d’un long voyage dans le temps qui remonte à l’époque antique. Il retrace, à travers une démarche historique, la présence des Juifs en Afrique du Nord, la Tunisie, particulièrement, entre mythe et réalité, en puisant dans les sources archéologiques, littéraires et juridiques. Une présence datant de l’époque du Second temple de Jérusalem (515 av. J-C, 70 apr. J-C) et donc, antérieure à celle du Christianisme et de l’Islam.
Mais l’auteur, s’attarde, notamment, sur cette présence sous l’égide de l’Islam, dans la Tunisie moderne, sous le protectorat français et au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Des relations tantôt fraternelles tantôt conflictuelles “mais rarement d’hostilité irréductible même au pire moment de leur passé commun”.
Mais l’essentiel de cet ouvrage, comme l’affirme son auteur, consiste à cerner le rapport triangulaire entre l’occupation française, le nationalisme et la communauté juive. Il s’interroge dans ce sens, si le nationalisme avait favorisé l’intégration des juifs ou au contraire s’il a entrepris un discours d’exclusion?
Allagui pose aussi comme problématique le degré de prédisposition des Juifs à s’intégrer dans le tissu social tunisien et à épouser sa cause, à savoir la lutte pour la libération. Comment les Juifs tunisiens concevaient-ils la colonisation? Etait-elle un modèle d’émancipation pour eux ? Et à quel point se sont-ils identifiés aux colons?
Il évoque le rôle de la colonisation dans la division des deux communautés juive et musulmane en Tunisie.
L’auteur explique d’abord qu’avec les Fatimides et les Hafsides, les Juifs ont connu une période d’épanouissement contrairement à l’époque des Aghlabides, qualifiée de “difficile” pour les juifs ou encore les Almohades (1160-1230).
C’est sous le règne des Fatimides au début du Xème siècle que Kairouan devient, d’ailleurs, un grand centre d’érudition juive rivalisant en importance avec Babylone (Baghdad).
Originaires du Haut-Atlas marocain, les Almohades, écrit l’auteur, avaient rivalisé d’intolérance vis-à-vis des “Dhimmis”. Un statut reposant sur le Pacte d’Omar qui garantit aux “gens du Livre” (Ahl Al Kitab), protection, liberté de culte et sécurité en échange du paiement de l’impôt de capitation (Jizya).
Selon eux, la liberté de culte accordée par le prophète Mohamed aux non musulmans était limitée à 500 ans après l’hégire. Ce délai étant dépassé, les juifs sont ainsi obligés d’embrasser l’Islam.
Et l’auteur de s’interroger sur le bien fondé de ce document dans la mesure, où, écrit-il, juristes et historiens n’ont pas fini de se disputer sur l’authenticité de ce texte, l’identité de son auteur et la date approximative de sa rédaction.
D’ailleurs, explique-t-il, le siècle almohade constitue une période noire pour les communautés non musulmanes en général.
Les mesures prises à l’égard des Dhimmis seront abrogées sous le calife almohade al-Maamoun.
Les juifs reprennent une vie stable sous le règne des hafsides (1230/1574) et recouvrent leur statut traditionnel de Ahl Al Dhimma.
L’on recensait quelque 4800 à 6400 à Tripoli, 2500 à Tunis lors de l’expédition de Charles Quint en 1535 et ils étaient assez nombreux dans les autres villes côtières de Bougie, Bône (Annaba), Sousse, Mahdia, Gabès et dans les localités intérieures comme Constantine, Béja, Tebessa et Zaghouan ainsi que dans les villages oasiens comme Gafsa et Tozeur et même parmi les nomades du Djerid, de Nefzaoua, à Matmata et dans les massifs de Tripolitaine.
Ils furent renfloués par l’arrivée de trois vagues successives de réfugiés en provenance d’Italie et d’Espagne. Les juifs espagnols s’installèrent à Tunis dans le quartier de la Hara où les avaient précédés les juifs chassés de Kairouan par les Hilaliens.
Au cours du 18ème et 19ème siècle, ils seront émancipés juridiquement avec le Pacte fondamental et la Constitution de 1861.
Sidi Mehrez, La Hara, et l’histoire des deux poignards
Selon la légende, les juifs n’avaient pas le droit de circuler dans Tunis que du lever au coucher du soleil. “Dès que les portes se fermaient, les Juifs allaient gîter au dehors et plus particulièrement au village de Melassine situé au nord de la ville”, écrivait R. Bonquero, cité dans l’ouvrage.
Un jour, un rabbin aussi prudent que rusé, conseille aux Juifs de Melassine de fabriquer deux poignards damasquinés, d’en offrir un au Bey et de lui dire qu’il existe un deuxième.
“Le poignard (le deuxième), est à Constantinople. Mais votre altesse n’ignore pas que son serviteur fidèle Sidi Mehrez possède le don magique de se transporter instantanément où il lui plait, si votre Altesse lui ordonne d’aller le chercher, ce poignard sera ici demain”.
Les membres de la délégation juive avouent ensuite à Sidi Mehrez leur subterfuge et sollicitent leur soutien pour, en échange du deuxième poignard, le saint demande l’admission de quatre (hara) familles juives dans l’intérieur de la ville. La Hara fut ainsi créée.
L’auteur évoque dans son ouvrage la discrimination qui a existé entre juifs authoctones et juifs arrivés d’Europe (Malte, Espagne et Italie).
Publié dans la collection “Histoire partagée” aux Editions Tallandier, l’ouvrage (138 pages) comporte en annexe, une chronologie de la présence des Juifs en Tunisie de 586 av.J C 0 1967 (guerre des six jours).
Le livre a été présenté au cours d’une rencontre organisée par l’association “Mouminoun Bila Houdoud” (Croyants sans frontières) à Tunis, en présence des universitaires Nader Hammami et Faouzi Bedoui. Ce dernier a soulevé, lors du débat, la question des minorités dans la jurisprudence islamique.