La santé pour tous, un choix fait par le premier gouvernement de l’indépendance en Tunisie. Un choix auquel on a donné tous les moyens de réussite et qui a prouvé sa pertinence pendant au moins 5 décennies. La Tunisie, qui avait investi dans la formation de cadres médicaux et paramédicaux de grande qualité, a commencé à perdre le «Nord» en matière de qualité des soins depuis au moins une vingtaine d’années. Et comme l’ont spécifié des éminences médicales, il y a 2 ans sur un journal de la place que «Le passage au 3ème millénaire… n’a pas permis d’observer un décollage réel des soins pointus plus sophistiqués dans le secteur public. Ces derniers nécessitent un investissement financier considérable et la formation de jeunes médecins dans des sous-spécialités destinées à développer ces soins. Si la porte des hôpitaux des pays développés est ouverte pour l’accueil et la formation de ces médecins, le problème majeur demeure financier, nos moyens matériels étant limités».
Aujourd’hui, près de 50.000 personnes -entre cadres médicaux spécialisés et généralistes, cadres paramédicaux (27.098) et personnel administratif et personnel ouvrier- président au destin du secteur de la santé publique. Est-ce suffisant pour une population de plus de 11 millions d’habitants? Disposons-nous des moyens humains et matériels pour bénéficier d’une haute qualité de soins, du moins, dans le secteur public?
La réponse n’est pas aussi simple qu’on le pense, nous dit Samira Maraï, ministre de la Santé publique.
Entretien…
WMC : Les indicateurs du secteur de la santé ont reculé en Tunisie et cela ne date pas d’aujourd’hui. A l’indépendance, les dirigeants ont bâti le socle Tunisie autour de trois secteurs, le transport et la santé. Depuis au moins deux décennies, le secteur de la santé publique a commencé à régresser parallèlement à un secteur privé qui a commencé à se développer…
Samira Maraï : Ce que vous dites est vrai. Nous avions un système de santé dont nous nous devions d’être fiers aux années 80. Notre système de santé de l’époque offrait des soins à tout le monde. Et c’est un point positif. Aujourd’hui la situation est différente. La couverture sanitaire universelle existe toujours, nous ne refusons pas l’admission d’un patient dès le moment où il se présente aux urgences. Malgré cela, nous ne pouvons dire que c’est l’idéal car malheureusement nous ne pouvons plus continuer sur cette manière de faire, trop coûteuse et peu efficace. Depuis une vingtaine d’années, le taux d’endettement des hôpitaux ne cesse de s’accroître et nous nous trouvons dans l’obligation de renflouer les caisses des hôpitaux pour qu’ils puissent honorer leurs engagements avec les fournisseurs et assurer leur gestion administrative et financière.
“Les charges sont devenues trop lourdes et la situation presque impossible. C’est ce qui a achevé le système de la santé dans notre pays…“
Depuis 2011, la situation a encore plus régressé. En plus des 250.000 personnes qui n’avaient pas de couverture sociale et qui l’ont réclamée en 2011, nous avons eu de nouveaux affiliés dont les ouvriers qui travaillaient dans le secteur informel et recrutés depuis. Les charges sont devenues trop lourdes et la situation presque impossible. C’est ce qui a achevé le système de la santé dans notre pays, car, pour pouvoir satisfaire aux nouveaux besoins en matière de couverture sociale, nous avons dû prélever les financements dans le budget consacré à l’équipement, et c’est ainsi que nous sommes entrés de plain-pied dans un cercle vicieux. Des hôpitaux mal entretenus, manquant d’équipements ne peuvent offrir un cadre de soins idéal pour les patients venant de toutes parts et de toutes les régions du pays.
“Tout le monde se plaint de l’état de délabrement des hôpitaux, à commencer par les cadres médicaux, les paramédicaux et j’en passe“
Les financements prélevés sur les équipements des hôpitaux retentissaient directement sur la qualité de soins et sur la marche normale des hôpitaux. Tout le monde se plaint de l’état de délabrement des hôpitaux, à commencer par les cadres médicaux, les paramédicaux et j’en passe. Mais est-ce qu’on s’est posé les véritables questions pour avoir les réponses adéquates? Est-ce qu’on s’est penché en profondeur sur la situation du secteur de la santé depuis au moins deux décennies et surtout ces dernières années pour au moins connaître les raisons qui sont derrière tous les problèmes dont nous souffrons actuellement? Et quand je parle de souffrance, je ne m’en sens pas exclue car je suis médecin et ministre de la Santé, ce qui me donne une double responsabilité.
Justement, les carences au niveau des financements ne touchent pas uniquement les hôpitaux mais également les caisses sociales et la CNAM censée couvrir les soins des affiliés…
Il faut revoir le financement du système public dans sa globalité avec un système de forfait de la CNAM. Déjà que le risque d’une faillite de la CNAM augure d’une crise profonde. Les hôpitaux qui ne peuvent plus être remboursés par la CNAM souffrent d’un manque flagrant de ressources financières. Aujourd’hui, il faut trouver des solutions et d’une manière globale.
“Le nombre des souffrants est passé de 5,5% en 1966 à 11,7% en 2014, et sera à 19% en 2030“
Pendant des années, les politiques adoptées dans le secteur de la santé ont été élaborées sur de fausses approches. Dans les hôpitaux, nous ne faisons que traiter des patients, la formation des médecins, elle-même, est centrée juste sur le traitement des pathologies. Il n’y a pas eu prise en compte du développement démographique, social et économique, de l’évolution de l’espérance de vie et du nombre de personnes âgées. Le nombre des souffrants est passé de 5,5% en 1966 à 11,7% en 2014, et sera à 19% en 2030.
Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est une vision stratégique pour 2030. Il nous faut mettre les bases d’un système différent de santé adapté au nouveau contexte socioéconomique et intégrant dans sa stratégie le facteur développement durable. Nous nous devons d’atteindre les ODD (Objectifs de développement durable), tout comme nous nous engageons dans l’amélioration de la qualité des soins et de la santé pour tous.
Les frais de santé devraient normalement être couverts à partir du moment où nous sommes affiliés à la CNSS, CNRPS et à la CNAM. Pourtant, les soins coûtent cher dans nos hôpitaux publics, les radios, les visites, les examens coûtent cher. Est-ce que le système n’est pas faussé?
Tout à fait. Et c’est cela le paradoxe, nous avons établi une étude sur la contribution du Tunisien dans le coût de santé. Résultat : il représente actuellement 37% des revenus propres du chef de famille. Ce n’est pas normal! C’est un pourcentage très élevé par rapport à la norme reconnue dans les systèmes de santé ailleurs.
Notre système de couverture sociale est insuffisant et ne peut pas assurer une meilleure qualité de soins ou satisfaction aux besoins de nos concitoyens de plus en plus grandissants.
C’est pour toutes ces raisons qu’il faut avoir une autre politique de santé. C’est ce qui explique que, depuis le mois de septembre 2016, nous nous sommes attelés à mettre en place une nouvelle vision pour le secteur de la santé dans notre pays.
“Lorsque j’ai été nommée à la tête du ministère, j’ai trouvé une situation assez difficile“
Parmi nos urgences, pallier au manque d’équipements au sein des établissements hospitaliers. Lorsque j’ai été nommée à la tête du ministère, j’ai trouvé une situation assez difficile. Partout des pannes dans les appareils de l’IRM (Imagerie par résonance magnétique) et des scanners. Il y avait des problèmes énormes dans les hôpitaux universitaires et régionaux, et donc il fallait palier aux urgences. Et parce que la santé n’attend pas, on poussait les malades à aller dans des structures privées.
Aujourd’hui, il faut axer nos actions sur une politique de prévention. Je dis bien une politique de prévention dans le sens de conscientisation. Je m’explique. Il ne s’agit pas d’opérations préventives de maladies mais de sensibilisation du citoyen par des actions d’information pour l’impliquer et le responsabiliser dans tout ce qui se rapporte à sa santé.
“Lorsqu’on envisage un réaménagement quelconque… il faut savoir quel impact cela aura sur la santé…“
Nous devons l’associer à l’élaboration des politiques à entreprendre, dans la préservation des structures hospitalières pour éviter que des incidents tels que ceux qui se sont produits à Kairouan ne se répètent.
Quand on dit santé, il faut raisonner santé et raisonner impact sur la santé. Lorsqu’on envisage un réaménagement quelconque, un investissement, une réhabilitation ou un aménagement du territoire, il faut savoir quel impact cela aura sur la santé, et non pas ignorer ça. Aujourd’hui on fait la prévention de quelques maladies, des programmes, mais on n’a pas une politique véritable de santé.
Auparavant il y avait l’Institut nationale de la santé qui faisait des études pour le compte du ministère, et je me rappelle qu’il y a eu une étude dans la région de l’Arianna sur l’impact de la consommation du pain sur les maladies cardiovasculaires, mais depuis on n’entend plus parler de ce genre d’études depuis janvier 2010…
Ces études sont très importantes parce que nous ne pouvons élaborer un plan quinquennal ou mettre en place une vision à l’adresse du secteur de la santé sans indicateurs vérifiés et vérifiables et sans études. L’OMS a réalisé une étude qui sera prête début avril. Elle a été conçue sur la base des spécificités de chaque région. Celle où il y a une prévalence en ce qui concerne le diabète, ou encore le cancer ou les maladies cardiovasculaires.
D’autre part, comme je l’ai déjà spécifié, en Tunisie, il y a de plus en plus des personnes âgées, et nous observons de nouvelles donnes concernant les causes de la mortalité. Auparavant, il y avait des pathologies infectieuses, aujourd’hui ce sont les maladies cardiovasculaires qui occupent le haut du pavé avec les hypertensions artérielles et leurs répercussions directes sur la cardiologie.
En 2ème lieu le cancer et la 3ème cause de mortalité sont les maladies respiratoires. Il nous faut changer d’approches parce que la cartographie des maladies a changé. Par conséquent, la politique de prévention doit être appliquée d’une manière intégrée et globale.
“Il faut procéder à des études pour évaluer le degré d’impact des pesticides utilisés dans les produits agricoles sur la santé“
Prenons l’exemple du secteur agricole. Il y a les pesticides, et nous savons que les pesticides sont carcinogènes. Je sais qu’il y a un système de contrôle, mais les risques persistent. Il faut procéder à des études pour évaluer le degré d’impact des pesticides utilisés dans les produits agricoles sur la santé.
Et puis, il y a le tabagisme, la loi n’est pas appliquée. Il faut bien le faire car s’il y a interdiction de fumer dans les lieux publics, le fumeur sera obligé de réduire sa consommation ou mieux encore d’arrêter de fumer. Pour lutter contre ce fléau qui touche tous les pans de la population et surtout les adolescents et de plus en plus de femmes, le seul moyen de lutte actuellement est celui de sevrage et encore, il faut qu’il y ait la volonté de la part du fumeur de mettre fin à sa dépendance.
“Dans d’autres pays, c’est en appliquant la loi… que l’on réussit à freiner le phénomène de dépendance au tabac“
Dans d’autres pays, c’est en appliquant la loi et en élevant le prix des cigarettes que l’on réussit à freiner le phénomène de dépendance au tabac.
La société civile est également très active dans le combat contre le tabac et ses conséquences désastreuses sur la santé des individus. On agit toujours en aval alors qu’il faut agir en amont par la sensibilisation, l’information, l’application de la loi dans les institutions officielles, le Parlement, les ministères, l’aéroport, etc.
Justement, en matière de dépistage des maladies et de sensibilisation ou encore de prévention, ce sont les médecins généralistes qui représentent le premier … Non?
Je reviens aux médecins généralistes. Il y a la catégorie 1 et la catégorie 2 (MG1, MG2), et nous souffrons surtout dans notre pays d’une disparité intolérable entre régions. A titre d’exemple, à Silliana, 18% seulement des cnamistes consultent dans des hôpitaux alors qu’à l’Ariana ce taux s’élève à 91%. Nous ne pouvons plus, par conséquent, continuer à financer de la même façon tous les hôpitaux.
Qu’est-ce qui explique cette disparité? Est-ce la qualité des cadres médicaux et des commodités et équipements hospitaliers qui diffèrent d’une région à une autre?
Non. Cette situation tient surtout du contexte socioéconomique de la région elle-même. Nombre de chômeurs, la dynamique économique, les moyens dont disposent les populations pour se soigner et également le nombre d’affiliés à la CNAM. La logique voudrait que l’on ne gère pas les EPS (Etablissements publics de santé) de la même manière selon qu’ils sont peu fréquentés ou surchargés par le nombre de patients. Les causes des performances ou des défaillances dans un hôpital plutôt que dans un autre sont multifactorielles. Ce n’est pas aussi simple que beaucoup ont tendance à le croire. Aujourd’hui, il faut oser s’engager dans le chantier des réformes structurelles même si elles doivent faire mal mais pourvu que, in fine, nos concitoyens puissent profiter d’un système de santé fiable et performant.
Quelle est votre vision pour un secteur de santé performant?
Nous avons établi un plan de réformes sur 15 ans, jusqu’en 2030. Nous savons comment on peut développer le système de santé et améliorer les indicateurs. Reconnaissons quand même que nous devons être fiers de certains indicateurs. Comme l’espérance de vie, actuellement de 75 ans, et que nous pouvons améliorer encore plus. Nous avons les moyens de baisser la mortalité néonatale, et surtout baisser la mortalité maternelle. C’est un défi pour nous et à chaque fois qu’il y a un décès maternel, il y a une inspection qui enquête, les causes sont définies, explicitées et tout est pris en compte.
“Nous avons décidé de mettre en place un programme adapté à chaque région pour limiter les cas de mortalité maternelle“
Nous avons décidé de mettre en place un programme adapté à chaque région pour limiter les cas de mortalité maternelle. Nous étudions l’appartenance socioéconomique de ces femmes, leurs lieux de résidence -si elles vivent en milieu rural ou urbain- et leur niveau d’instruction. Nous avons commencé par Kasserine et Tataouine, et nous passerons ensuite à d’autres zones touchées par ce phénomène.
Il faut que notre approche de la politique de la santé change. La santé est un investissement. Plus importants sont les moyens mis en place en matière de prévention et de dépistage des maladies: plus nous gagnons au niveau de la prise en charge des patients, de la qualité des soins et plus nous économisons en matière d’usage des médicaments.
Justement, après l’indépendance, on avait démocratisé la santé. Ces deux dernières décennies n’ont pas été clémentes pour nombre de Tunisiens pour ce qui est de leur prise en charge par les structures hospitalières. Les nantis peuvent se rendre dans des cliniques privées et recevoir les meilleurs soins. Les autres ne peuvent se permettre ce luxe. Nos hôpitaux qui étaient des références ne le sont plus. Que s’est-il passé?
Je ne suis pas de votre avis. La qualité des soins dispensée dans les hôpitaux reste quand même assez élevée. Nos compétences qui existent bel et bien représentent notre force. La Tunisie figure parmi les rares pays où l’on procède à la transplantation hépatique et rénale. Actuellement, presque tous les malades qui ont une cardiopathie peuvent être opérés en Tunisie. C’est important, nous avons fait des avancées énormes dans le traitement de pathologies compliquées et complexes.
“L’une des raisons de la détérioration de nos infrastructures de santé est le fait que nous sommes restés avec les mêmes structures depuis l’indépendance“
L’une des raisons de la détérioration de nos infrastructures de santé est le fait que nous sommes restés avec les mêmes structures depuis l’indépendance. Et quand bien même nous avons voulu les améliorer, nous avons adopté la politique des économies des bouts de chandelles en rénovant un service par-ci, en construisant extension par-là, en réaménageant une urgence alors que tout est à refaire. Nous avons gardé les mêmes structures. Les conséquences sont des insuffisances énormes.
Les hôpitaux ne doivent pas être des lieux d’hébergement. Ils doivent offrir des prestations de haute qualité et les soins adéquats. Aujourd’hui, dans tous les hôpitaux de par le monde il y a des normes internationales qu’il faut respecter. Et nous ne pouvons pas nous limiter à construire des structures hospitalières sans prendre en compte le facteur humain. Il faut humaniser les soins, au personnel de prendre en charge le patient, de comprendre de quoi il a vraiment besoin -s’il a besoin de faire des bilans, une radio ou d’autres analyses-, et ce en revenant à son historique, en parlant avec lui.
“Nous avons l’opportunité de commencer un plan quinquennal, mais malheureusement un hôpital nous revient plus cher qu’une clinique privée“
Nous ne pouvons le faire que si nous rapprochons les EPS des malades. Il est inadmissible de leur demander de faire des km pour faire une simple radio. Et c’est pour cela qu’il me tient à cœur de doter les urgences des hôpitaux d’un plateau entier comprenant un laboratoire approprié, une unité d’imagerie, une radio, enfin le nécessaire pour une prise en charge rapide et efficiente du patient.
Dans les nouveaux hôpitaux, il faut arrêter de faire des erreurs. Nous avons l’opportunité de commencer un plan quinquennal, mais malheureusement un hôpital nous revient plus cher qu’une clinique privée parce que, comme je l’ai expliqué plus haut, nous sommes en train de procéder à des «petites réparations» qui nous coûtent plus cher que la construction d’une structure hospitalière en entier.
Nous ne pouvons plus l’accepter, il faut que les établissements hospitaliers redeviennent des références, qu’ils soient édifiés dans le cadre d’un seul marché, avec les mêmes architectes, les mêmes ingénieurs et les mêmes techniciens. Ceux-là mêmes qui sont en train de construire de très belles cliniques privées avec des normes prédéfinies en avance.
“la dégradation des conditions économiques du corps médical fait que nombreux sont les compétences qui partent ailleurs. Il va falloir trouver le moyen de les garder“
Il ne faut jamais oublier que c’est dans les structures publiques que l’on trouve les meilleurs praticiens, que c’est là où les médecins se forment et là où les compétences existent, et il y a les professeurs en médecine. Malheureusement, la dégradation des conditions économiques du corps médical fait que nombreux sont les compétences qui partent ailleurs. Il va falloir trouver le moyen de les garder.