Réformer l’administration n’est pas la destination mais le chemin. Il est donc impérieux de fixer l’objectif et la finalité de cette opération. Relooking ou refondation?
Ils étaient quasiment unanimes à penser que l’administration est au cœur de notre résilience. C’est elle qui a empêché que l’Etat ne s’effondre avant, pendant et après la transition. Mais ils sont nombreux à partager le sentiment que l’administration est un énorme frein au dynamisme de notre économie.
Ne disait-on pas qu’au début des années 60, la Tunisie et la Corée du Sud avaient le même PIB. Et que c’est la différence de nature, de vision et de rendement de nos administrations respectives, qui a fait le reste.
On ne rappellera jamais assez que Kheireddine s’est attaqué au déficit de rendement de l’administration beylicale de son époque, pour initier le courant réformiste sous Ahmed Bey Ier. C’est dire que le désir de réforme de l’administration a toujours prévalu dans notre pays. Et c’est un souhait persistant, qui est largement partagé.
A l’heure actuelle, rappellent les participants à la IIIème édition du Tunis Economic Forum organisée par l’Institut arabe des chefs d’entreprise (IACE), jeudi 7 courant, c’est devenu la priorité nationale et revêt un caractère d’urgence. Les organisateurs ont privilégié la relation entre réforme de l’administration et la performance (Le thème de cette édition est “Réformer l’administration: Pour une meilleure performance“), cependant on verra que cette relation, tout en étant opérante, n’est pas la clé de voûte de l’opération.
Les paradoxes de l’administration tunisienne
Faut-il que, au nom de la puissance publique, l’administration soit à la botte du pouvoir politique? Cette interrogation plaide en faveur de la distinction entre administration et fonction publique. En effet, l’administration est l’interlocuteur des usagers, citoyens et opérateurs économiques, alors que le pouvoir politique est le bras du gouvernement. C’est ce distingo qui rend recevables toutes les doléances en faveur de l’amélioration du rendement de l’administration. Cette dernière est appelée à opérer une prise en mains de l’usager -citoyen et investisseur réunis. C’est en s’adossant à cette opinion qu’il est permis de demander à évaluer les politiques publiques. Il est vrai qu’il existe des sureffectifs dans l’administration. C’est, justement, décrié comme une fausse riposte au chômage.
Par ailleurs, une administration désarticulée produit des procédures lourdes, car elle est gagnée par la bureaucratie. La Tunisie serait 117ème dans le classement de Davos pour les procédures douanières. Un arsenal procédurier, inopérant, car il ne nous protège pas d’un raz de marée de l’informel.
L’hémorragie des meilleures compétences en direction du privé est une juste réponse à la faiblesse du système de motivation. Il faut bien reconnaître qu’un fonctionnaire qui se contente de faire seul acte de présence perçoit les mêmes émoluments que celui qui travaille vite et bien.
Ce qui vaut pour l’administration vaut également pour les entreprises publiques, plombées par les déficits en tous genres. Comment dès lors établir techniquement la mesure de la contreperformance de l’administration?
A l’origine du mal, une faible pression fiscale
On peut apprécier le rendement d’une administration à l’aune de plusieurs critères. Le premier d’entre tous est le nombre de fonctionnaires et la masse salariale. La Tunisie compte 650.000 fonctionnaires –certaines avancent le chiffre effarant de 850.000). Le phénomène de pléthore s’est aggravé depuis la révolution et notamment sous la Troïka. La masse salariale a explosé pour atteindre 70% des dépenses du titre I et 14% du PIB.
Mais il semble que l’on ne soit pas les plus mal lotis, puisque nous nous classons derrière des pays développés et notamment la France, la Norvège, le Danemark et, tenez-vous bien, de la Suède! L’éventail des salaires est plus serré qu’en Afrique du Sud, à titre d’exemple.
Le mal ne vient pas des chiffres absolus mais de leur corrélation avec la pression fiscale. De tous les pays cités, la Tunisie possède la plus faible pression fiscale, mesurée par le rapport des recettes fiscales au PIB. Donc, on est pris dans une problématique pareille à celle de l’œuf et de la poule, ne sachant trop si nos recettes fiscales sont faibles ou si nos salaires sont élevés.
En poussant l’analyse vers les secteurs emblématiques du service public -que sont l’éducation, la santé et l’université-, on tombe aussi sur des résultats édifiants. On trouve que, dans le domaine de la santé, il existe un déficit d’équipement. Le doublement des équipements nous mettrait à parité avec la moyenne des pays de l’OCDE. Par contre, dans le domaine de l’éducation, nous sommes en déficit d’efficacité.
Pareil pour les problèmes d’affectation des dépenses. L’Etat règle 30 milliards de loyers annuels. Ne serait-il pas plus judicieux que l’Etat investisse dans ses propres bâtiments en se finançant comme il l’a fait pour le campus “Tunis Business Scolarship“ (TBS) financé par leasing?
Il y a donc lieu à des mesures de correction au niveau de la politique de recrutement, de motivation, d’équipement que d’arbitrage judicieux en matière d’allocation des ressources budgétaires. Vers quelle solution, aller?
Eviter les fausses recettes
Aller vers les contrats-programmes, une piste crédible? Aller vers la Gestion Budgétaire par objectif, au demeurant en dépôt à l’Assemblée des représentants du peuple depuis 2015, serait-il salutaire? Ces deux pistes, parmi un bouquet d’autres réformes répandues, n’apporteraient pas une solution définitive, disent les experts. En réalité, là où ils ont été appliqués, ils n’ont rapporté que des améliorations modestes. Se focaliser sur un horizon d’un package de mesures n’apporterait qu’un soulagement momentané. D’ailleurs, l’IACE s’est engagé dans le programme de guillotine administrative, parrainé par la Corée du Sud.
Des soulagements ne procurent pas une thérapie définitive. Des pays développés, tels la Suisse ou la Suède, ont entrepris et réussi la réforme de leur administration. On en connaît quelques enseignements clés. Par exemple, la Suisse s’est trouvée confrontée à un problème identique à celui de la Tunisie avec une administration compétente mais qui ne délivre pas. Pour faire vite et bien, elle a confié la conduite de son plan de réforme à une autorité tierce, hors la tutelle de l’administration.
On sait que la Suède, confrontée comme la Tunisie à un déficit de gouvernance et de bonne pratique, a procédé à une baisse des impôts et au prix d’un reingineering, ce qui lui a permis améliorer les prestations de l’éducation, de la santé et de l’emploi.
La leçon essentielle est qu’on ne peut réformer l’administration sans avoir à se reprononcer sur le rôle de l’Etat. On ne peut donc réformer en vue d’une meilleure performance. En la matière, on se placerait dans la logique, étroite, d’une corporation, fût-elle aussi vitale que le corps entrepreneurial. Reconsidérer le rôle de l’Etat est une entreprise hautement politique. Il faut donc un projet citoyen. Les Tunisiens, dans leur ensemble, devront se prononcer démocratiquement sur le profil de l’Etat sous lequel ils souhaitent vivre.
Le paradoxe en la matière est que, dans les régimes libéraux, par exemple, là où on croit que l’Etat est le plus effacé, il se trouve que c’est là où son poids est le plus déterminant.
Les plus grandes découvertes américaines, du smartphone jusqu’aux fusées spatiales, ont toutes été programmées par l’Etat et exécutées par le secteur privé. Il faut donc remonter à l’origine et opter pour un modèle de plus ou de mieux d’Etat. Et la configuration de l’administration ne serait qu’une suite logique.