Ils sont autour de deux millions à ne savoir ni lire ni écrire, et ils se tiennent en marge des scrutins électoraux. Le moment est venu pour organiser leur inclusion électorale.Sans le savoir, la démocratie peut générer de l’exclusion. C’est ce que vient de démontrer une étude récente conduite par l’agence One to One.
Ce travail fait suite à une initiative commune du ministère des Affaires sociales en partenariat avec la Fondation internationale pour les systèmes électoraux (IFES).
Ils sont exclus mais ne jouent pas pour autant aux absents. Et les résultats de l’enquête le montrent bien. Un des grands acquis de la démocratie serait de restituer leurs voix à ceux qui ont été jusque-là privés de voix.
Est-il besoin de rappeler que les analphabètes avaient été instrumentalisés de la manière la plus fâcheuse. Dans l’ancien régime, on se chargeait de glisser un bulletin dans l’urne, à leur insu. Lors des élections du 23 octobre 2011, ils ont été manipulés, avec ruse. Au lieu de leur laisser le choix de vote, on leur intimait une consigne de vote: «Mets ta croix en face de tel logo». Tout cela pourrait bientôt finir.
Restituer aux analphabètes leurs droits
Longtemps spoliés, les analphabètes vont-ils -enfin!- recouvrer leurs droits politiques en vue de participer aux affaires publiques? L’enquête réalisée par One to One serait une première, dans la région du Maghreb. Par conséquent, on ne dispose pas de référentiel et on ne peut faire un benchmarking pour déterminer son niveau de pertinence. On se félicite tout de même que la lumière soit faite sur la manière de faire participer les analphabètes à la vie politique et électorale.
A la faveur des résultats de l’enquête, des stratégies de sensibilisation peuvent être développées et là on peut rattraper le coup pour les élections municipales. Ce qui est un défi extrême tant il peut recomposer la physionomie politique dans les régions. Et ceci ne sera pas sans impacter la scène politique nationale. L’enjeu est, par conséquent, de taille, qu’on se le dise bien.
Analphabètes : Quelle perception de la vie publique
Il va sans dire que le sondage, comme le précise Youssef Meddeb, DG de l’agence One To One, a été conduit dans toutes les règles scientifiques d’usage. L’intérêt est qu’il couvre les 24 gouvernorats du pays. Les résultats sont parfois surprenants de lucidité. Ils ont beau être à la marge, ceux qui ne savent pas lire ou écrire n’en ont pas moins leur mot à dire avec une nuance responsable, ce qui signifie qu’ils n’en veulent pas à la société et qu’ils font corps avec le peuple.
L’exclusion électorale n’a donc pas généré un clivage social, public. Ils sont en effet 31,9% à considérer que l’Etat va dans la bonne direction, mais ils sont 47,1% à penser le contraire. Ils sont 10% à penser que c’est le statu quo, et 11,1% réservent leur opinion.
Ce résultat est significatif, car Youssef Meddeb rappelle qu’un récent sondage réalisé auprès de la population tunisienne en âge de voter donne 69,1% de gens qui pensent que le pays va dans la mauvaise direction. C’est tout de même une note d’espoir que les “oubliés de l’école“ perçoivent un frémissement démocratique.
Leurs sujets de souci sont les mêmes que ceux des autres sondages réalisés à l’échelle de toute la population. Le chômage arrive en tête avec 20,5%, le pouvoir d’achat avec 15,3%, le terrorisme avec 13,7%, enfin la pauvreté/précarité avec 11,7%.
Les analphabètes n’en sont pas moins doués de bon sens politique, et 24,7% d’entre eux pensent que la transition démocratique avance contre 45,5% à dire qu’elle patine. Et même si à 60% ils ne parviennent pas à définir la démocratie, au moins 22% d’entre eux avancent comme premier motif la liberté, puis le confort de vie à 2,7%.
Associer la démocratie à la liberté est donc le juste réflexe et on ne peut que s’en réjouir. L’essentiel est acquis. Et ils sont 41,7% à croire qu’ils peuvent, par leur vote, influencer les décisions du gouvernement contre 3,6%. Si donc demain les analphabètes sont pris en mains pour aller voter, ce collège d’environ 2 millions d’âmes ne serait pas sans conséquence sur les scrutins nationaux.
Et le suffrage deviendra enfin universel
Ils sont 51% parmi les analphabètes à déclarer être intéressés par les sujets politiques. Et, du reste, la politique pour 38% d’entre eux est un sujet de conversation familiale. Pourquoi donc se demande-t-on ce collège de Tunisiens en âge de voter se tient-il à l’écart des élections? Ils 12% à dire qu’ils n’étaient pas inscrits, 11% à soutenir que personne ne les a contactés à ce sujet, 12% à ne pas avoir reçu de convocation et près de 8% à avouer qu’ils étaient occupés et qu’ils ont préféré travailler que de se déplacer au bureau de vote.
Cependant, à l’approche des élections municipales et après avoir raté les scrutins antérieurs, la majorité des Tunisiens analphabètes entendent se mobiliser pour la cause. Ils sont 70% à penser que leur vote peut peser sur l’avenir de la Tunisie. Extrême surprise, les Tunisiens analphabètes pensent à 81% qu’ils ne se laisseront pas influencer lors du scrutin. Ils sont 82% à se préparer à aller voter pour les prochaines municipales.
Il était du devoir du ministère de veiller à ramener les Tunisiens vers les urnes. Il est de la responsabilité des partis politiques de les traiter en citoyens à part entière et de les intéresser à l’action politique, sans chercher à les manipuler ni à les instrumentaliser afin qu’ils se déterminent en toute liberté. Alors le suffrage deviendra universel.