«Comment est-ce qu’un pays, qui a eu la chance d’avoir hérité de la plus vieille constitution du monde, celle de Carthage et d’avoir été précurseur dans le monde arabo-musulman, grâce à “Ahd El Amen”, le pacte fondamental promulgué le 10 septembre 1857 (qui donnera lieu à la promulgation de la première Constitution moderne du monde arabo-musulman en 1861, NDLR) a pu accepter de tout refaire à zéro en élisant une Assemblée constituante qui n’a ni le niveau ni les moyens d’écrire meilleure constitution que celle de 1959?».
Ce cri du cœur émanant d’un publiciste et constitutionnaliste résume tout le drame de la Tunisie aujourd’hui. Une Constitution fourre-tout cousue sur mesure à la taille des élus islamistes de 2011 et de leurs alliés. Une Constitution issue d’élus qui ont tenu à monopoliser tous les pouvoirs et qui, mine de rien, ont écrasé le pouvoir de l’exécutif et qui se sont octroyés, par instances constitutionnelles interposées, tous les autres pouvoirs.
Une Constitution où articles de loi se contredisent et un consensus mensonger ont eu pour conséquence l’établissement d’un régime tout à fait inédit dans le monde. Celui de «nous sommes tous acteurs agissant sur tout et personne n’est responsable de quoi que ce soit».
Nous avons beau reprocher au gouvernement d’être inefficace, aucun gouvernement au monde ne peut gérer les affaires de l’Etat avec des députés qui ne font que le contrôler et remettre en cause tous les projets de loi, y mettant leur grain de sel, lequel est généralement empoisonné par l’ignorance ou les mauvais calculs.
Ceux qui mugissent que la Constitution de 1959 a été fabriquée par et pour Bourguiba refusent de reconnaître que celle de 2013 a été fabriquée par les islamistes et pour les islamistes.
Les quelques «concessions» qui y ont été introduites l’ont été grâce à la pression de la rue, sinon nous serions aujourd’hui «La République islamique de Tunisie». Et encore! Nous n’en sommes pas très loin si les textes d’application sont imposés par ceux qui ont «griffé» la Constitution de 2013.
Ce que nombre de personnalités et d’experts ont considéré comme une Constitution révolutionnaire dédiée à la démocratie est en réalité un Frankenstein constitutionnel qui bloque tout usant à satiété de pouvoirs et contrepouvoirs et arrogeant aux élus des prérogatives qui n’existent nulle part dans le monde. L’exécutif est au service des instances constitutionnelles indépendantes dont le rôle serait le renforcement de la démocratie et bien entendu à la merci des parlementaires.
Des élus dont une partie -et non des moindres- manque aussi bien de culture politique qu’économique mais qui peuvent statuer que: «vous ne pouvez pas engager des réformes approfondies ou bouleverser un ordre établi».
Et pour preuve, la Tunisie est le seul pays où une dizaine d’élus peuvent, selon l’article 62, faire une proposition de loi: «L’initiative des lois est exercée par des propositions de loi émanant de dix députés au moins…». «Une hérésie explique notre constitutionnaliste. A supposer qu’à chaque fois 10 parlementaires fassent une proposition de loi, il est peu probable que l’on trouve le temps de débattre et d’adopter les projets de loi soumis par un exécutif pied et mains liés.
«Quoi de plus normal, estime Me Lazhar Akremi, lorsque le Parlement est élu au suffrage universel et au même titre que le président de la République. L’exécutif n’a pas la légitimité des urnes. Urnes qui n’aboutissent pas à une majorité parlementaire au vu du code électoral catastrophique. Conséquence: le chef du gouvernement doit tout au président de la République qui l’a nommé, et dépend de l’approbation du Parlement. Parlement aujourd’hui tenu par deux partis qui ont choisi la voix du consensus. L’accord signé au Bristol entre les deux leaders des partis majoritaires Ennahdha et Nidaa Tounes n’y serait pas étranger».
Conséquence : nous sommes face à un gouvernement qui, théoriquement, détient 80% du pouvoir, mais lequel, sur le plan pratique, dépend du bon vouloir des deux meneurs de la politique tunisienne: Béji Caïd Essebssi et Rached Ghannouchi.
Le chaos créateur est bel et bien réel
En privant l’exécutif d’exercer ses prérogatives comme il se doit et en bloquant la plupart de ses initiatives, c’est tout le pays qui en pâtit. Le chaos créateur est bel et bien réel. Dans notre pays, le Parlement peut bloquer toute initiative gouvernementale si elle ne sert pas les intérêts des communautés d’affaires les plus influentes, sans oublier le rôle des instances constitutionnelles qui ne se comptent plus.
Iadh Ben Achour, démissionnaire en 1992 du Conseil constitutionnel à l’ère Ben Ali et président de la Haute instance de sauvegarde des objectifs de la révolution en 2011, aurait recommandé de laisser au pouvoir législatif le soin d’en créer selon ses besoins. Il s’est avéré que les besoins de ce pouvoir étaient énormes. En témoigne le nombre d’instances constitutionnelles (5) créées par des constituants «aveuglés» par une telle obsession démocratique qu’ils ont oublié ce qu’elles coûtent aux contribuables et ce qu’elles peuvent engendrer au niveau de la gestion des affaires du pays.
Brahim Oueslati, journaliste, avait publié en février 2016 un article intitulé «Tout sur les rémunérations des députés et des membres des instances constitutionnelles». Les membres de seulement trois instances constitutionnelles sont «grassement payés et bénéficient de beaucoup d’avantages».
Assurent-elles leur mission comme il se doit? C’est la grande question.
Pour Dr Adel Touir, juriste, «les instances indépendantes constituent un concept démocratique relativement nouveau et qui n’a pas son équivalent dans la plupart des Constitutions démocratiques établies de longue date». Rien de plus vrai. Sous d’autres cieux, elles sont rares. Aux Etats-Unis, le pouvoir judiciaire est représenté par la Cour suprême, qui veille au respect de la Constitution par les lois. En Grande-Bretagne, on n’en identifie pas. Le régime politique étant fondé sur du droit constitutionnel coutumier, et en France, une seule instance: le Conseil constitutionnel.
Notre Constitution «révolutionnaire» a voulu faire plaisir à tout le monde. La lecture de son premier et de son deuxième article, nous montrent la portée de ses contradictions. Ainsi dans l’Article 1: la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime et dans l’Article 2: La Tunisie est un État civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit.
Quel article devons-nous faire valoir, le premier? Le deuxième?
Ce sont les élus qui en décideront selon leurs tendances et idéologies. Et pourtant, on pouvait se suffire de l’Article 1 de la Constitution de 1959 stipulant que la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain avec pour religion l’Islam, la langue l’arabe et le régime la République. A quoi bon les redondances si ce n’est pour confondre les concepts et pouvoir ratisser large selon qu’on veuille islamiser le pays ou garder sa dimension laïque garante du droit à la différence et de la coexistence pacifique entre Tunisiens de différentes confessions, même si l’Islam est la religion régnante!
Nous aurions pu réviser les articles qui avaient dénaturé la Constitution de 1959 et trahi son esprit et épargner des pertes de centaines de millions de dinars à un pays qui manquait énormément de moyens et qui n’avait pas besoin d’une Assemblée constituante ne pouvant aucunement, même si élue «démocratiquement», représenter une grande partie de Tunisiens éclairés.
Ceux qui sont curieux d’en découvrir les vices pourraient se rendre compte du nombre d’articles de loi qui y avaient été adoptés néfastes et pernicieux et qui peuvent métamorphoser la donne démocratique dans notre pays rien que par les textes d’application. Les droits économiques ou encore obligations y sont peu présents mis à part les grands clichés de développement durable et générations futures. Aucun article n’a été consacré à la libre initiative.
Nous pouvons être fiers d’être un des rares pays au monde à constitutionnaliser le droit à la grève. Il est curieux de lire dans l’article 6 que l’État protège la religion, garantit la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes et assure la neutralité des mosquées et des lieux de culte de l’exploitation partisane, mais que jusqu’à ce jour nombre de nos mosquées échappent à l’autorité de l’Etat. Des illuminés y prêchent la haine de l’autre et accusent à tort et à travers nos concitoyens d’apostasie sans qu’aucune mesure coercitive ne soit prise à leur encontre et couverts par ceux-là mêmes qui ont écrit la Constitution.
Dans la Tunisie de la «Révolution», les acquis sont menacés et les droits ne sont pas aussi acquis qu’on le pense. Parmi les constituants, il y avait des personnes instruites et averties qui avaient milité pour une Constitution digne de la Tunisie du 21ème siècle, qui ne laisse pas place à la confusion ou à une mauvaise interprétation.
Malheureusement, la majorité voulait d’une Constitution bloquante, initiatrice du chaos créateur. La Tunisie est aujourd’hui un pays ingouvernable et une Constitution qui marginalise l’exécutif.
Ceux qui se demandent pourquoi le pays ne peut pas avancer pourront peut-être trouver la réponse dans une lecture attentive de la constitution de 2013 et du code électoral Iadh Ben Achour.