L’opération coup de poing que vient de mener le gouvernement contre les barons de la contrebande est une bonne chose. Elle est surtout bonne pour le moral d’une opinion publique abattue d’autant plus qu’elle intervient au début d’une longue période de démobilisation totale (mois de Ramadhan, examens scolaires de fin d’année, vacances estivales, périodes de mariages, fêtes religieuses…).
Elle vient également réhabiliter, un tant soit peu, la confiance en un exécutif qui, bien que démuni de moyens légaux, a osé créer l’événement et arrêter, quelques-uns de ces apatrides qui cherchaient à nuire à l’économie du pays et à sa stabilité.
Pour mesurer l’ampleur de nuisance de ces contrebandiers, la Banque mondiale a estimé, dans une étude publiée en 2014, le manque à gagner pour la Tunisie par l’effet de la contrebande et son corollaire le commerce parallèle, à 1,2 milliard de dinars par an, presqu’autant que le budget de compensation qui permet à tous les Tunisiens, toutes catégories confondues (pauvres, entreprises…) de vivre.
Cela pour dire que cette opération “mains propres” ne peut être que saluée. Et elle est saluée par toutes les composantes de la société civile et des structures d’encadrement (partis, sociétés civiles, associations, syndicats, patronats…).
Un combat de longue haleine
Cependant, par-delà l’effet d’annonce de cette opération, tout Tunisien est en droit de s’interroger si l’arrestation des barons de la contrebande va prémunir à jamais le pays de la contrebande et de la corruption. La réponse est non, et ce pour une simple raison: les gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays, depuis le soulèvement, du 14 janvier 2011, n’ont pratiquement rien fait pour doter le pays des mécanismes administratifs et réglementaires requis pour lutter avec efficience contre ce fléau.
Est-il besoin de rappeler que l’arrestation des barons de la contrebande a été faite sur la base d’un texte de loi d’exception, en l’occurrence l’article 5 du 26 janvier 1978, organisant l’état d’urgence. Cet article permet au ministre de l’Intérieur d’assigner à résidence des personnes pouvant constituer une menace à la paix publique.
Est-il nécessaire de rappeler que ces arrestations ont eu lieu en l’absence de textes punissant la corruption, à l’exception d’un article datant de l’ère beylicale, régissant les faits de corruption et de concussion, un article dérisoire par rapport à l’ampleur des méfaits accomplis actuellement par ces fléaux.
Est-il indispensable de rappeler que la justice, très désorganisée, a toujours traîné du pied pour traiter les dossiers de corruption et de contrebande. Les magistrats du Pôle judiciaire et financier, pour justifier leur immobilisme, inefficience et lenteur, citent trois insuffisances: le manque de moyens matériels et humains, le manque d’experts à leur disposition et le manque de protection sécuritaire rapprochée en raison de la gravité des dossiers traités.
Légiférer, légiférer, légiférer… pour combler le vide juridique
Face à ces défaillances structurelles, la lutte contre la corruption et la contrebande risque d’être un simple épouvantail, à la limite un simple jeu de mode et non enjeu.
Pourtant, cette bataille contre la corruption est une cause juste. C’est la plus belle bataille qu’un gouvernement doit rêver de mener avec succès pour marquer de son empreinte l’Histoire du pays.
Même le fondateur de la République tunisienne, Bourguiba, handicapé par la maladie et les complots de sérail, n’est jamais parvenu à la remporter.
Tous les gouvernants qui l’ont raté, depuis l’accès à l’indépendance, sont sortis par la petite porte et ont connu un cuisant échec.
Youssef Chahed, actuel chef du gouvernement, est né sous une bonne étoile, pense-t-on. Il a osé faire le premier geste: arrêter les barons de la contrebande, mais ces arrestations ne sont qu’une partie visible de l’iceberg. Toutefois, la grande bataille doit être menée, et rien de préjuge qu’elle sera gagnée.
Chahed n’a hélas d’autre choix pour survivre que de poursuivre la bataille avec plus de fermeté et de conviction, fort en cela de l’élan de sympathie dont il jouit auprès du peuple. L’ultime objectif des Tunisiens étant de mettre fin à cette hydre de la corruption qui ronge tous les secteurs.
Pour y arriver, Chahed se doit de mettre en place une stratégie en trois temps.
A court terme, il doit légiférer intensément pour réglementer toutes les activités et faire en sorte que tous les Tunisiens soient égaux devant la loi et bénéficient des mêmes droits et des mêmes chances, qu’ils soient dans les grandes villes ou dans le monde rural, à l’ouest comme à l’est du pays, au nord comme au sud.
Ainsi et à titre indicatif, il peut promulguer une loi dissuasive devant sanctionner sévèrement les contrebandiers et les corrompus.
Lutte sans merci contre l’évasion fiscale
Rien qu’en matière de lutte contre l’évasion fiscale, sport favori des contrebandiers, il peut, en attendant l’adoption, dans les meilleurs délais, d’une réforme fiscale, mettre en place une cellule d’investigation qui doit enquêter sur le terrain sur “les signes extérieurs de vie des personnes en fraude du fisc”.
Concrètement, il s’agit de créer au niveau du ministère des Finances un pôle spécialisé dans la lutte contre l’évasion fiscale, qu’on pourrait appeler «Pôle d’investigation financière».
Il s’agit de demander à tous ceux qui construisent des villas de luxe et des immeubles dans des quartiers chics, comme celui des Berges du Lac de Tunis et un peu partout en Tunisie, d’où vient l’argent mobilisé pour se permettre tout ce luxe.
Car il y a de fortes présomptions pour que cet argent provienne de la contrebande. Il faut contrôler le rythme de vie par exemple de certains fonctionnaires de l’administration. Car, il n’est pas normal qu’un fonctionnaire qui perçoit un salaire de mille cinq cents dinars (1.500 dinars) ou de deux mille dinars (2.000 dinars) puisse se permettre de construire une villa d’une valeur de 2 millions de dinars tunisiens.
Toujours à court terme, Youssef Chahed peut réformer la compensation et ne la faire profiter qu’aux 12% des pauvres du pays qui en bénéficient actuellement. L’objectif est de migrer d’une compensation généralisée à une compensation ciblée.
Réformer un secteur public aux coûts exorbitants
A moyen terme, le chef du gouvernement est appelé à accélérer la réforme du secteur public (administration, établissements publics et entreprises publiques).
Pour mémoire, les entreprises publiques traînent ensemble un déficit de 3 milliards de dinars (déficit non calculé dans le déficit du budget de l’Etat), outre des crédits bancaires non payés garantis par l’Etat estimés à 12 milliards de dinars. Ces entreprises vivent actuellement aux crochets du contribuable.
A long terme et toujours à titre indicatif, Youssef Chahed, fort de sa crédibilité auprès du peuple à la faveur de ce coup de poing salutaire, peut peser de tout son poids pour entamer la mise en exécution de la réforme des réformes, celle de l’éducation. Il s’agit de former de nouvelles générations propres et intègres qui croient en la valeur travail et au gain légitime.
L’objectif majeur de cette réforme des réformes est de faire en sorte que l’éducation future résolve, en amont et au moindre coût, les maux de la société face auxquels les dirigeants politiques se disent actuellement impuissants, et qu’elle fournisse aux entreprises des employés qualifiés et compétents.
La Tunisie de 2025, de 2030 et/ou de 2040 commence aujourd’hui à l’école élémentaire et au temps de l’équipe Youssef Chahed, si elle veut le croire.
En somme, cette première petite bataille contre la contrebande n’est qu’une étape contre la corruption et les dysfonctionnements de l’Etat. La grande bataille, la mère des batailles, reste à mener. Elle sera fratricide dans la mesure où elle opposera un Etat propre et probe tourné vers l’avenir et un Etat corrompu accroché aux privilèges du passé.