La décision de Youssef Chahed, chef du gouvernement, de procéder dans la semaine du 22 mai à une série d’arrestations visant les grands bonnets de la contrebande en Tunisie a surpris tous les Tunisiens qui avaient désespéré de le voir un jour défier le pouvoir des mafias protégées jusqu’à présent.
Depuis mardi 23 mai, c’est tout le pays qui vit au rythme des déclarations fracassantes émanant des politiques ou encore des aveux de certains prévenus dont les langues se délient au fur et à mesure de l’avancement des interrogatoires et des instructions.
Chawki Tabib, président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) exprime un soutien sans faille au chef de l’exécutif tout en rappelant que la vigilance reste de rigueur dans une guerre dont nous venons à peine de percevoir les contours et qui vient tout juste de commencer. C’est tout un système, implanté depuis des décennies qui doit être purifié, nous dit-il dans l’entretien ci-après.
Monsieur le président de l’INLUCC, depuis le lancement de l’opération Youssef Chahed labellisée aujourd’hui sur la scène publique «Opération mains propres», on n’arrête pas de distiller le poison du doute dans l’esprit des Tunisiens pour leur faire croire que c’est seulement de la poudre aux yeux, que cette campagne va finir par se tasser et que les corrompus continueront à agir dans l’impunité. Qu’en pensez-vous?
Chawki Tabib : Ce qui est certain, c’est qu’aucun parmi les gouvernements successifs post-révolution n’avait osé s’attaquer aux corrompus et les combattre et encore moins démanteler un système vicié depuis belle lurette par les mauvaises pratiques et les malversations. Tous, lorsque nous leur demandions pourquoi autant d’attentisme, invoquaient des arguments et des alibis qui ne tiennent pas du tout la route dont à titre d’exemple: le fait qu’ils étaient provisoires, qu’ils organisaient les élections, qu’ils étaient en plein dans la lutte antiterroriste ou encore qu’ils n’imaginaient pas l’ampleur du phénomène de la corruption dans notre pays
Youssef Chahed a, reconnaissons-le, osé dans le respect de son engagement dans son discours du vote de confiance à l’ARP et de l’application du Document de Carthage dans lequel la corruption figure parmi les priorités du gouvernement d’unité nationale. Il a perdu du temps avant de déclencher la machine anticorruption, mais il ne s’agit pas aujourd’hui de lui faire un procès d’intention prématuré. Ce n’est pas le plus important. Il est de notre devoir de le soutenir dans ses efforts parce que la route est encore longue et qu’il a d’autres mesures et actions à lancer de par ses prérogatives en tant que chef du gouvernement, en tant que chef de l’Administration et en tant que tête de l’exécutif.
Ne pensez-vous pas que le chef du gouvernement a tardé dans sa prise de décision parce qu’il fallait que le système judiciaire soit prêt pour assumer et assurer en tant qu’acteur incontournable dans la lutte anticorruption? Ceci surtout lorsque nous voyons des personnes que l’on sait coupables arrêtées mais tout de suite relaxées pour vice de procédures, manque de preuves ou d’autres prétextes? Ne fallait-il pas sécuriser le périmètre judiciaire avant de s’engager dans cette grande guerre?
Peut-être que ce que vous dites est vrai. Mais il faut aussi savoir que le chef du gouvernement a été bien orienté concernant la lutte contre la corruption. Nous lui avions dit, nonobstant les failles du système judiciaire et les conditions de travail des magistrats, qui ne sont pas les meilleures au monde, qu’il dispose de par ses responsabilités des outils nécessaires pour le lancement de la lutte anticorruption. Nous lui avions demandé de procéder à un audit des rapports des organes de contrôle telle la Cour des comptes sur les trois dernières années. A travers cet audit, il aurait pu détecter des dizaines si ce n’est plus d’actes de corruption au sein de l’Administration publique et en rapport avec elle.
“A travers cet audit, il aurait pu détecter des dizaines d’actes de corruption au sein de l’Administration publique et en rapport avec elle“.
Nous l’avions prié de donner au pouvoir judiciaire, illico presto, les moyens d’agir et de sévir et principalement au Pôle économique, au Tribunal administratif et à la Cour des comptes.
S’il avait tout de suite donné les moyens logistiques humains et financiers au pouvoir judiciaire, nous aurions gagné beaucoup de temps. Car à ce jour, le principal argument des magistrats sis au Pôle judiciaire est celui du manque de moyens.
Aux dernières informations, il a répondu à votre attente dans le sens de faire bénéficier le pôle des moyens adéquats pour lui permettre d’exercer sa mission comme il se doit.
Oui mais le problème persistant reste le manque de réactivité. Ceci dit, c’est une très bonne décision que celle de recruter 500 magistrats sur trois ans pour renforcer le rang de leurs collègues submergés par le travail.
Le fait que le chef du gouvernement se soit déplacé au Pôle judiciaire revêt également de l’importance, tout comme la ratification et la signature par le gouvernement de la Stratégie nationale de lutte contre la corruption.
Youssef Chahed a également accéléré la promulgation de lois et de textes pour la lutte anti-corruption, à titre d’exemple celle touchant aux lanceurs d’alerte, ou celle concernant le statut du Pôle judiciaire et financier ainsi que le projet de loi sur la déclaration du patrimoine.
“Personnellement, je suis dubitatif quant à certains membres de son entourage au gouvernement et dans son propre camp politique“.
Youssef Chahed a pris de nombreuses décisions à temps, beaucoup d’autres doivent suivre au plus tôt. Nous estimons qu’il faut accorder au chef du gouvernement un préjugé favorable tout en observant une posture vigilante vis-à-vis de lui, de son gouvernement et de son administration.
Ceci dit, personnellement je suis dubitatif quant à certains membres de son entourage au gouvernement et dans son propre camp politique: son parti. Tout ce beau monde risque de lui mettre des bâtons dans les roues. Et je l’ai déjà dit: il faut protéger Youssef Chahed de son entourage. Il faut sauver le soldat Youssef tout en l’ayant à l’œil car n’oublions pas que c’est le chef de l’exécutif et qu’à ce titre il dispose des instruments nécessaires pour l’exécution de la stratégie de lutte contre la corruption. Il faut qu’il ose.
Nombreuses sont les voix qui s’élèvent pour dire que Youssef Chahed est dans le show et que son gouvernement n’ira pas jusqu’au bout dans la lutte contre la corruption. Ne pensez-vous pas que ces individus visent à déstabiliser le gouvernement et à faire douter même des efforts que vous entreprenez en tant qu’instance pour mettre fin au fléau de la corruption? La volonté politique n’a-t-elle pas été prouvée selon vous?
La volonté politique a été démontrée en partie parce que nous-mêmes et bien entendu le peuple tunisien ne sommes pas dupes. Si Youssef Chahed va se limiter à cette action et ne pas avancer en profondeur dans sa démarche, nous serons en droit de nous poser des questions. Parce que nous savons pertinemment que le nombre de corrompus ne se limite pas aux 8 ou 10 personnes arrêtées.
“Le système qui a enfanté autant de corrompus peut les reproduire de nouveau dans une logique d’intérêts mutuels“
Ceux qui sont édifiés sur le dossier de lutte contre la corruption savent qu’il s’agit d’une guerre contre un système et non contre des individus. Le système qui a enfanté autant de corrompus peut les reproduire de nouveau dans une logique d’intérêts mutuels. Donc le plus important est de démanteler le système. Il n’y a pas trente-six mille façons de le faire. Ceci implique nécessairement le passage par une stratégie nationale.
Rappelons que cette stratégie -qui comprend des engagements clairs- a été adoptée et mise en place. Le chef du gouvernement a été le premier à la signer et à la ratifier et à s’y engager alors qu’elle traînait depuis 2012. Maintenant, il faut appliquer la feuille de route de cette stratégie et où tout est spécifié.
Rappelons qu’elle a été signée par le pouvoir judiciaire, ce qui est une première. Mais elle fut également ratifiée par le syndicat des journalistes et les représentants de la société civile ainsi que l’INLUCC, bien entendu.
Comment pourrions-nous appliquer cette stratégie dans un système corrompu? Sachant que sous d’autres cieux, on est allé parfois jusqu’à imploser totalement des administrations telles celle des douanes? Ils ont aussi fait le grand ménage dans les administrations judiciaires ou sécuritaires.
Notre méthode à nous n’est pas l’implosion de notre administration mais plutôt le lancement de réformes profondes. Nous ne pouvons pas remplacer des administrations par d’autres. Le hic est que nous n’avons jamais osé faire ces réformes et à tous les niveaux: douane, administration et corps sécuritaires. C’est aujourd’hui le challenge. Osons user des organes de gouvernance dans les ministères en veilleuse aujourd’hui pour qu’ils assument leur rôle.
Pareil pour les corps d’audit au sein des ministères et des entreprises publiques qui sont marginalisés, sans parler des audits externes qui n’existent presque pas! Les instances de contrôle ne sont pas autonomes, elles sont sous la tutelle de l’exécutif et ne sont pas unifiées. Pourquoi disposons-nous de 4 instances alors qu’elles peuvent être «Une» avec une répartition des tâches et bien entendu redevable au Parlement.
De quel Parlement parlez-vous, si aujourd’hui de sérieuses présomptions de corruptions pèsent sur certains membres de l’ARP?
Nous en sommes conscients. Nous nous posons jusqu’à ce jour des questions sur les raisons du refus de l’ARP de signer et de ratifier la stratégie nationale de lutte contre la corruption.
L’ARP était représentée dans le Comité de pilotage de l’instance et que la mise en place de la stratégie a été mise en place par la Constituante. Figurez-vous qu’à la veille de la signature de la stratégie -9 décembre 2016-, le président de l’ARP a invoqué des prétextes fallacieux pour expliquer le désistement de l’ARP ne la ratifiera pas.
“A la veille de la signature de la stratégie -9 décembre 2016-, le président de l’ARP a invoqué des prétextes fallacieux pour expliquer le désistement de l’ARP ne la ratifiera pas“.
Et pourtant, la responsabilité de l’Assemblée est grande. Les élus doivent donner l’exemple en matière d’intégrité, en matière de morale et d’éthique politique. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas. Les rumeurs qui circulent et les accusations portées par les élus eux-mêmes vis-à-vis de leurs confrères ne sont pas rassurantes.
Nous nous posons également des questions sur les raisons de l’absence de textes de loi concernant le rôle du Parlement dans la lutte anticorruption par le biais de l’initiative législative. Nous n’avons remarqué aucun texte émanant de l’ARP et visant la moralisation de la vie publique et politique proposé par des parlementaires. Où en sont nos parlementaires du projet de loi concernant la déclaration du patrimoine et est-ce que les élus sont disposés à légiférer comme il se doit pour la moralisation de la vie publique, aller jusqu’au bout et instaurer des gardes fous?
Je voudrais dire à ce propos que, aujourd’hui, il ne s’agit nullement de clouer Youssef Chahed au pilori. Il vient de démontrer sa volonté de s’engager sérieusement dans la lutte anticorruption. Il faut donc lui donner le temps qu’il faut pour réaliser ses objectifs. Il nous faut définitivement comprendre que cette lutte ne doit pas être et n’est pas uniquement celle du chef du gouvernement.
Justement, ne pensez-vous pas que le soutien affiché par les organisations nationales et certains partis est assez discret. Nous avons lu des communiqués timides affichant un appui presque «démagogique» au chef du gouvernement mais sans engagement ferme de leur enrôlement dans cette lutte en commençant par s’auto-assainir eux-mêmes?
Cette guerre n’est pas celle de Youssef Chahed ou de l’INLUCC seulement, c’est la guerre de tous. La société civile ainsi que nombre de médias ont affiché un soutien ferme à l’INLUCC et au chef de l’exécutif, et je tiens à les saluer.
Ce qui m’a surpris personnellement durant mon court parcours à l’INLUCC, c’est la rareté des discours publics des organisations nationales touchant à la lutte contre la corruption. Ce sont des voix que je n’ai pas souvent ouïes. Quant aux grands partis, je ne les ai presque jamais entendus parler de lutte contre la corruption.
Je dirais toutefois que mieux vaut tard que jamais, et là, nous avons l’occasion de nous aligner ensemble dans une même posture pour constituer un seul front contre ce fléau. Il n’y a pas de première ou de deuxième lignes en la matière, le combat contre la corruption doit être celui de tous les Tunisiens et surtout des acteurs politiques et des partenaires sociaux.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali
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