Le Fonds d’investissement qatari vient de solliciter de l’Autorité de régulation financière allemande une autorisation pour augmenter sa part à la Deutsche Bank à 10%. Actuellement, les Qataris détiennent 6,1% du géant allemand, soit 2,2 milliards de dollars. Les Qataris auraient exprimé cette intention suite à la toute récente décision de leurs alliés, pays du Golfe, de rompre toutes les relations avec eux. Cette décision pousserait-elle le petit Emirat gazier à renforcer ses investissements en Europe et en Afrique du Nord? Et quel impact économique pourrait avoir la crise du Golfe sur la Tunisie qui a toujours tenu à observer une même distance entre tous ses partenaires arabes?
Réponses de Ezzeddine Saïdane, DG de Directway consulting, et éminent expert économique.
WMC : Une crise des plus graves se profile entre certains pays du Golfe arabe, l’Egypte et le Qatar. Au vu des intérêts de la Tunisie avec les uns et les autres, quelle posture devons-nous observer d’après vous, pour ne pas nuire à notre économie?
Ezzeddine Saïdane : Il est probable que cette crise poussera le Qatar à renforcer ses investissements à l’international, ce qui pourrait éventuellement profiter à notre pays. J’estime pour l’instant qu’il est difficile de définir avec précision la posture que devrait observer la Tunisie face à ce qui se passe dans le Golfe arabe. Il faut appréhender les choses autrement.
Je dirais que ce qui s’y passe est extrêmement complexe. Je ne pense pas que la Tunisie tienne toutes les ficelles sous-jacentes à la crise. L’approche tunisienne doit être réfléchie en faisant prévaloir en premier les intérêts nationaux. Nous pouvons reprocher énormément de choses au Qatar, mais en ce qui concerne la Tunisie, c’est quand même un investisseur étranger important dont nous ne pouvons-nous priver. Entre nos deux pays, il y a des relations économiques assez importantes, ce qui est valable également pour l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis ainsi que le Koweït.
Aujourd’hui, nous souffrons d’une situation économique et financière très difficile qui nécessite des solutions radicales et qui doivent être les résultantes du bon diagnostic. Un diagnostic qui doit être fait par toutes les parties prenantes et en premier les signataires du Pacte de Carthage.
Les pistes de sortie doivent être une déclinaison de ce document là avec un engagement: si nous nous mettons d’accord sur le véritable diagnostic, nous devons nous entendre sur les solutions et y adhérer.
«Cette situation appelle à une politique étrangère prudente, proactive et très sage pour contribuer à l’opération de sauvetage de l’économie nationale»
Nous passons actuellement par de grandes difficultés au niveau des finances publiques, ce qui exige un soutien financier qui peut être sous forme de dons, de crédits à des conditions avantageuses ou encore des investissements directs. Cette situation appelle à une politique étrangère prudente, proactive et très sage pour contribuer à l’opération de sauvetage de l’économie nationale. Une opération qui ne peut se faire que dans le cadre d’un plan d’ajustement structurel issu du diagnostic que j’ai cité plus haut. Si nous faisons le bon diagnostic, nous aurons le P.A.S adéquat.
Devons-nous observer une posture de neutralité?
Non. La neutralité ne paye pas dans ce genre de situation. Mais la prudence reste mère de sûreté et elle permettra à la Tunisie d’assurer un rôle constructif et de préserver ses intérêts dans cette région malgré la complexité de la situation.
Et encore une fois, je tiens à le redire: peu de parties dominent réellement la réalité des choses dans cette zone du monde arabe très fragile, alambiquée et ouverte sur toutes les possibilités.
La Tunisie est quand même face à deux contraintes majeures : son alliance sécuritaire avec l’Egypte qui a rompu ses relations avec le Qatar et ses relations économiques avec ce petit Emirat du Golfe. Comment naviguer dans des eaux aussi troubles et arriver à bon port?
La géopolitique nous impose certaines nécessités. L’équation est extrêmement difficile et à plusieurs variables, c’est en cela justement que la gestion de la situation n’est pas aisée, et c’est pour cela que la Tunisie ne peut pas se permettre de commettre des erreurs. Ceci compte tenu de sa fragilité économique et surtout financière et j’insiste sur “financière“ (finances publiques) car le risque de dérapage et l’échec de la transition peuvent en être la conséquence.
Dans sa dernière interview accordée à notre confrère de La Presse de Tunisie, le chef du gouvernement a pourtant déclaré que le FMI se montrait dans de meilleures dispositions en ce qui concerne la Tunisie. Comment se traduisent ces dispositions dans la réalité, d’après vous?
Le FMI devrait être aujourd’hui dans de meilleures dispositions. Cela ne veut pas dire que la Tunisie a satisfait à tous ses engagements internationaux.
Il y a trois faits très importants: l’ajustement de la valeur du dinar -qui s’est fait brutalement, dans la douleur et qui a coûté cher à notre économie-, l’augmentation du taux d’intérêt par la BCT à 2 reprises en un mois, et ensuite le déclenchement d’une véritable lutte contre la corruption. Ceci devrait améliorer notre position par rapport au FMI. Ce qui permettrait de transformer l’accord de principe signé au mois d’avril 2017 en un accord définitif et donc le déblocage de la deuxième tranche du prêt accordé par le Fonds prévue pour mai 2017. La troisième tranche est attendue au mois de décembre. Ce déblocage devrait renflouer la trésorerie devises de la Tunisie parce que le montant en jeu est de 79,5 millions de dollars, et surtout faire en sorte que d’autres institutions financières et de bailleurs de fonds suivent un peu le mouvement. Il est évident que toutes ces institutions ainsi que les privés s’alignent derrière la position du FMI.
Les rapports de la Tunisie avec le FMI n’ont pas été les meilleurs du monde ces dernières années.
Il faudrait peut-être rappeler à ce propos que nous en sommes les premiers responsables. Lors du débat sur la loi des finances de 2017, notre gouvernement s’est mis de lui-même face à deux engagements très contradictoires qui avaient été pris par son prédécesseur. L’un consistait à accorder des augmentations de salaires au secteur public sur les années 2016/2017/2018, et l’autre préconisait de ne pas augmenter les salaires.
«… La Tunisie a commis l’erreur de donner la priorité à un engagement national face à des engagements internationaux, alors que la sagesse était de respecter ses promesses à l’international».
Plus encore, on y envisageait de réduire la masse salariale du secteur public afin de revenir à de meilleurs ratios et à rééquilibrer les finances publiques. Face à cela, il faut reconnaître que la Tunisie a commis l’erreur de donner la priorité à un engagement national face à des engagements internationaux, alors que la sagesse était de respecter ses promesses à l’international. Il s’agit de se situer dans la logique de la supériorité des conventions internationales sur le local, ce qui se fait partout dans le monde. Cela n’est pas propre à nous. Il s’agit de préserver l’image de notre pays et sa crédibilité. Ceci n’a pas été fait et nous avons dû abonder dans les demi-mesures, nous avons réussi à nous mettre dans de mauvais draps avec le FMI. Aujourd’hui, il s’agit de rectifier le tir et cela se fera dans la douleur.
Justement, on parle souvent d’oser entreprendre des réformes dans la douleur et celle, entre autres, concernant la Caisse de compensation. Quelles sont les réformes les plus importantes que nous devons entreprendre pour sauver ce qui reste à sauver?
Il y a une question de timing ou de planning à mon avis. Notre économie est en ce moment en situation d’hémorragie puisque tous les indicateurs continuent à se détériorer d’année en année et de trimestre en trimestre. Cela prouve qu’elle continuer à saigner, et la logique veut qu’on arrête tout d’abord l’hémorragie, que l’on stabilise ensuite les indicateurs économiques pour passer aux réformes structurelles.
«La Caisse de compensation doit inévitablement être réformée. N’oublions pas que son déficit, à un certain moment, a dépassé le titre II du budget de l’Etat, soit celui de l’investissement public»
La Caisse de compensation doit inévitablement être réformée. N’oublions pas que son déficit, à un certain moment, a dépassé le titre II du budget de l’Etat, soit celui de l’investissement public. Ceci relève du non-sens et prouve que cette Caisse de compensation, qui nous coûte entre 15.000 et 30.000 emplois par an, doit être restructurée. Ceux qui sont en train d’en profiter seraient mieux nantis s’ils avaient plutôt des emplois de qualité qui leur assure la dignité et un meilleur niveau de vie.
«Le soutien de la Caisse est en réalité un faux soutien car toutes les études montrent qu’à peine 12% de ses ressources vont aux classes nécessiteuses»
Le soutien de la Caisse est en réalité un faux soutien car toutes les études montrent qu’à peine 12% de ses ressources vont aux classes nécessiteuses.
Donc c’est un immense gaspillage, c’est le cauchemar des finances publiques et il va falloir s’en débarrasser par étapes mais sûrement. Je pense qu’un délai de 10 ans devrait être largement suffisant pour s’en défaire totalement et la remplacer par d’autres mécanismes d’aide aux populations vivant dans des conditions précaires. Ces mécanismes existent, ils sont plus efficients et beaucoup moins coûteux pour le budget de l’Etat. La Tunisie va pouvoir utiliser les ressources financières mais aussi humaines, car on oublie le nombre de contrôleurs employés pour éviter les abus concernant les produits subventionnés.
D’autre part, nous ne pouvons omettre le fait que le secteur du tourisme en profite et tous les touristes consomment des produits subventionnés pour pas cher, ce qui est insensé. Et pour terminer, n’oublions pas les profits qu’en tire la contrebande.
Comment expliquez-vous dans ce cas les contradictions au niveau du diagnostic de la situation économique entre les experts, dont vous, et les officiels. Les uns sont inquiets, les autres sont par trop rassurants? Ne pensez-vous pas que les Tunisiens doivent être édifiés sur la réalité de la situation économique catastrophique comme vous venez de le signifier afin qu’ils adhèrent aux réformes?
C’est pour cela que j’ai toujours insisté sur la nécessité d’oser établir, entre les différentes parties prenantes, le diagnostic réel de la situation économique et sociale pour qu’elles adhèrent et soient réellement impliquées dans les réformes. Il faut que le diagnostic soit effectué et signé par ces parties.
Grâce à ce diagnostic, elles réaliseront effectivement que notre pays est en train de gaspiller des ressources extrêmement rares, que nous ne sommes pas en train d’aider la population et que nous sommes en train de faire mal à notre économie et à nos finances publiques. A partir de là, nous pourrons appréhender les solutions qui sont diverses. Il faut comprendre que tout va dans le sens de la nécessité de la suppression de la Caisse de compensation qui est en train de faire un mal fou à l’économie nationale.
Pour ce qui est de la communication, vous avez raison, dans ce domaine-là, il s’agit d’éclairer, de persuader et de débattre. Il ne s’agit nullement d’imposer des choses ou encore d’éviter d’en parler.