Combien sont-ils, depuis quand et où vont-ils ? Qui sont-ils et quelles sont leurs motivations ? Comment fonctionnent les réseaux d’embrigadement de ces apprentis djihadistes ? Quels seraient les enjeux géopolitiques qui sous-tendent l’afflux de combattants étrangers en Syrie ? Quelles sont les mesures engagées par les autorités tunisiennes ? Autant de questions auxquelles nous apporterons quelques éléments de réponse.
Le «Printemps arabe», la proclamation du «Califat» par Daech ou encore les éventuelles altérités du Tunisien ne peuvent à eux seuls expliqués l’afflux massif exceptionnel de jeunes tunisiens pour le jihad en Syrie au cours de ces dernières années. La proclamation de l’Etat Islamique en Irak date de 2006, mais aucun afflux de combattants étrangers n’a été enregistré entre 2006 et 2012. Le «Printemps arabe» a touché plusieurs pays de la région depuis janvier 2011: Tunisie, Egypte, Libye, Yémen, Jordanie et Bahreïn. Tous ces pays n’ont pas connu un afflux de combattants étrangers comme celui que connaît la Syrie depuis mi-2012, et ce bien avant la proclamation du «Califat» par Daech en 2014.
Les conditions socio-économiques, qui n’ont fondamentalement pas changé entre 2000 et 2010, ne peuvent pas non plus à elles seules expliquer cet afflux de milliers de jeunes de plus cent pays pour le jihad en Syrie. L’Iraq, qui fait partie de l’Etat Islamique, n’a reçu que très peu de combattants étrangers en comparaison avec ceux recrutés pour la Syrie. L’afflux massif de combattants terroristes étrangers de ces dernières années est un phénomène inédit qui concerne en premier lieu la Syrie.
Dans cette partie, nous nous proposons d’apporter quelques éclairages complémentaires permettant de mieux comprendre le rôle et le mode de fonctionnement des réseaux d’embrigadement des jeunes pour le jihad.
A cet effet, il serait pertinent de répondre aux questions suivantes: Qui sont les bénéficiaires de ces milliers de djihadistes? Quelles seraient leurs interconnections avec la Tunisie? Qui sont les acteurs de cet embrigadement massif? Qui finance ces réseaux d’embrigadement de jeunes pour le jihad en Syrie ? Cela pourrait être une organisation transnationale au profit de Daech et du front al-Nosra en lien avec des organisations islamistes en Tunisie avec sur le terrain de nombreuses associations islamistes dites caritatives moyennant plusieurs filières d’embrigadement et un financement massif de l’étranger.
Le Qatar mis à l’index
L’ampleur et la complexité de l’opération d’embrigadement à grande échelle nécessitent une organisation performante avec des ramifications à l’échelle planétaire, un «savoir-faire» et d’importantes ressources financières en particulier. Certains organismes des pays de la péninsule arabique jouent un rôle clé dans le financement des réseaux d’embrigadement des jeunes pour le jihad en Syrie. A l’échelle internationale, des banques et des fonds d’aide qataris ont été mis à l’index et soupçonnés de financer le terrorisme djihadiste.
Le Qatar est actuellement l’un des plus importants bailleurs de fonds de la Tunisie. Des fonds spécifiques importants ont été, de plus, affectés aux associations dites caritatives. Dès 2012, certains médias alertent l’opinion publique et les Autorités, alors que le parti islamiste au pouvoir se félicite et remercie le Qatar pour son aide à la Révolution tunisienne. Les Autorités ne réagissent qu’après les terribles attentats de 2014 et de 2015 et de manière sporadique.
Pourtant, certaines de ces associations sont en infraction avec la réglementation en vigueur en matière de déclaration des transferts importants et de leur utilisation. Selon Mustapha Kamel Nabli, ancien gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), des mouvements de fonds suspects en provenance de ces associations avaient été identifiés depuis 2013. En 2014, des actions en justice ont été engagées à l’encontre de 157 associations soupçonnées d’avoir des liens avec le terrorisme djihadiste.
Fin 2015, Kamel Jendoubi, alors ministre chargé des Relations avec les instances constitutionnelles et la société civile, fait savoir qu’une seule de ces associations, la «ligue nationale de protection de la révolution», a été effectivement dissoute.
Un gouvernement impuissant face aux imperfections du cadre législatif
Le gouvernement semble impuissant face aux imperfections du cadre législatif et aux intérêts contradictoires des principaux partis politiques au pouvoir. Plusieurs analystes confirment l’implication très probable de certaines organisations du Qatar dans le financement du terrorisme djihadiste international. Nous reprenons ci-après et de manière non-exhaustive des extraits pertinents de plusieurs articles publiés ces dernières années.
Dans un entretien accordé à «La Presse» du 28-03-2013, Ahmed Manaï, membre de la commission des observateurs arabes en Syrie, déclare que «Le recrutement, l’entraînement, le financement et l’envoi de djihadistes en Syrie ont été organisés dans le cadre d’un accord [Ghoulioune-Abdeljelil] … Le 11 décembre 2011, une rencontre importante s’est tenue à Tripoli. … C’est au cours de cette réunion qu’a été décidée l’adhésion à l’accord Ghoulioune-Abdeljelil d’armer et d’envoyer des combattants tunisiens et libyens en Syrie».
Le 13 janvier 2012, un mois après l’accord de Tripoli, plusieurs conventions sont signées en présence de Hamadi Jébali, alors chef du gouvernement provisoire, et de Hamad Ben Khalifa El Thani, émir du Qatar. Notamment, des accords sont conclus entre «Qatar Charity» et trois associations tunisiennes: l’association Marhama (conduite par Mohsen Jendoubi, membre du conseil consultatif d’Ennahdha), l’association Tunisia Charity créée en avril 2011 par Abdelmonem Daimi (frère du porte-parole et président du groupe parlementaire du CPR au sein de l’ANC) et l’Association tunisienne de coopération et de communication sociale créée en octobre 2010 par Mohamed Nejib Karoui, fils de Hamed Karoui, ancien Premier ministre de Ben Ali.
Le gouvernement a été accusé d’avoir ainsi privilégié des associations qui lui sont proches sans respecter les règles de bonne gouvernance. Qatar Charity est l’une des plus importantes organisations. Elle a été accusée à plusieurs reprises de soutenir le terrorisme. Le Washington Institute for Near East Policy a désigné Qatar Charity parmi les organisations caritatives qui financent les mouvements islamistes sous couvert d’aide humanitaire. Selon le gouvernement américain, Qatar Charity a été citée par Oussama Ben Laden en 1993 comme l’une des associations caritatives finançant les opérations d’Al Qaeda au niveau international.
Dans son rapport, The Washington Institute affirme que le Front Islamique Syrien a bénéficié de financements et d’aides de la part de Qatar Charity. Depuis 2011, avec la levée de l’embargo sur les associations à vocation religieuse en Tunisie, Qatar Charity a investi massivement en Tunisie.
Le 1er juin 2012, dans une interview au journal ‘‘Al-Arab’’, Rached Ghannouchi déclare: «La révolution tunisienne doit beaucoup au Qatar et à son émir… L’Etat du Qatar est un partenaire de la révolution tunisienne».
En août 2012, dans un entretien accordé à «The Independant», le ministre syrien des Affaires étrangères affirme que l’émir du Qatar a octroyé 150 millions de dollars pour financer la campagne électorale du mouvement Ennahdha, ce que dément R. Ghannouchi.
Le Qatar : un des plus grands donateurs de l’EI (Etat islamique)
Le 8 octobre 2012, Louis Caprioli, spécialiste des réseaux islamistes en Afrique du Nord et en Europe, invité par l’émission de France 5, déclare avoir connaissance de réseaux djihadistes français s’entraînant en Tunisie et en Libye: «des Français vont en Tunisie s’entraîner dans des camps djihadistes tunisiens financés par le Qatar, ou en Libye, notamment dans la région de Derna, où des gens s’entraînent avant d’aller faire le djihad en Syrie».
Dans «Confluences Méditerranée», publiée début 2013, l’étude de Jean-François Coustillière, intitulée «Qatar, chance ou menace pour les intérêts français», souligne à propos de l’implication du Qatar: «profitant des révoltes arabes, ce pays a apporté son soutien aux mouvements salafistes, voire djihadistes, tunisiens et égyptiens». Lors de son audition du 19 septembre 2013 devant l’ANC, le ministre de l’Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, reconnaît l’existence en Tunisie de réseaux spécialisés dans l’organisation et le financement du jihad en Syrie.
Dans un article intitulé «Qatar et le financement d’EIIL: l’approche américaine» publié par «The Washington Institute», daté du mois d’août 2014, Lori Plotkin Boghardt écrit: «L’Amérique considère que le Qatar, son allié proche, constitue un problème de financement du terrorisme. Washington est allé jusqu’à qualifier le petit État du Golfe persique d’environnement permissif pour le financement des groupes terroristes. Les États-Unis affirment n’avoir aucune preuve que le gouvernement du Qatar finance l’État islamique (EIIL). Cependant, ils soupçonnent qu’au Qatar des particuliers contribuent au financement de l’EIIL et d’autres groupes terroristes. Mais ils pensent que le Qatar ne fait pas ce qu’il faut pour arrêter cela… La stratégie de sécurité du Qatar a été de fournir un soutien à un large éventail de groupes régionaux et internationaux afin de renforcer sa position en interne et à l’étranger. Cette stratégie a consisté à soutenir généreusement des organisations islamistes, y compris des militants comme le Hamas et les Talibans. Permettre des collectes de fonds locales privées pour les groupes islamistes à l’étranger fait partie de cette approche…».
Un rapport publié en septembre 2014 par le Département d’État américain, classe les banques du Qatar parmi les moins aptes à lutter contre le blanchiment d’argent. Ce document révèle que le Qatar serait l’un des grands donateurs de l’EI. Il y est dévoilé que de nombreux Qataris financent l’EI afin d’aider des individus à travers le monde à rejoindre les djihadistes de Daech. Dans un entretien accordé le 4 octobre 2014 à «The Telegraph», le général Jonathan Shaw, ancien chef adjoint de l’état-major de la Défense britannique et ancien commandant des forces britanniques à Basra, déclare que le Qatar et l’Arabie saoudite sont les principaux responsables de la propagation de l’islam radical qui inspire les terroristes de Daech. Le général Shaw estime que le Qatar et l’Arabie saoudite ont lancé une “bombe à retardement” en finançant la propagation mondiale de l’islam radical. Les deux pays du Golfe ont dépensé des milliards de dollars pour promouvoir une interprétation militante de leur foi, le salafisme wahhabite.
Le 10 juillet 2015, un Groupe d’experts de l’ONU appelle à des mesures urgentes pour arrêter le flux de combattants étrangers de Tunisie en ces termes: «Il nous a été rapporté que les recruteurs dans ces réseaux sont bien payés. Un chiffre est donné et il est de l’ordre de 3.000 à 10.000 dollars par nouvelle recrue, selon les qualifications de la personne, a révélé Mme Karska. Ceci est d’une importance particulière pour le Groupe de travail sur l’utilisation de mercenaires, a affirmé l’experte. Certains pensent que le financement est important, avec de grandes entrées d’argent en provenance de certains pays, comprenant le financement d’ONG et d’organisations prétendument caritatives, de certains partis politiques, du voyage, des médias sociaux, et des familles des combattants étrangers. Certaines mosquées auraient aussi été financées de la même manière».
Des failles administratives dans le système financier tunisien qui facilitent le transfert des fonds destinés au terrorisme
L’ancien ministre chargé des Relations avec les institutions constitutionnelles et la société civile, Kamel Jendoubi, avait annoncé, le 28 juillet 2015, que 157 associations soupçonnées d’avoir des liens avec des groupes terroristes et takfiristes ont été recensées. Le 27 novembre 2015, Mustapha Kamel Ennabli, ancien gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie, fait des révélations sur les failles administratives, procédurales et législatives que les financiers du terrorisme exploitent pour transférer les fonds en Tunisie. En vertu de la Loi de 2011, les associations sont habilitées à recevoir des donations de l’extérieur. Mais, au-delà de 100.000 dinars, elles doivent informer les Autorités de l’origine et de l’affectation de ces montants. Les banques sont par ailleurs tenues d’informer la BCT de toute transaction financière douteuse.
La loi de 2011 n’est respectée sur aucun de ces deux points. Pour Mohammed Iqbel Ben Rejeb, fondateur de l’association de Sauvetage des Tunisiens bloqués à l’étranger, chaque recruteur touche, en Tunisie, entre 2.800 et 9.400 euros par homme envoyé au jihad: «D’où vient cet argent ? Certainement pas de Tunisie!», s’interroge-t-il.
Youssef Seddik, philosophe et anthropologue, parle quant à lui d’un «chantage à la fragilité tunisienne» : «Les Tunisiens ont désespéré des aides européennes et se sont tournés vers les dons des pays du Golfe. Le Qatar financerait les mouvements proches des Frères musulmans et l’Arabie saoudite les wahhabites».
Mais le financement des pays du Golfe passe également par des dons à des associations qui se présentaient comme caritatives.
Mustapha Haddad