«Tout le monde interpelle le gouvernement pour renforcer la campagne de lutte contre la corruption, mais personne ne se pose la question sur le rôle de la justice et la position des juges -sur lesquels nous pouvons compter- et les autres -ceux que nous devons dénoncer», déplore Bochra Belhaj Hamida, députée du “Bloc national” nouvellement constitué à l’Assemblée des représentants du peuple.
Me Ben Hamida avait déjà argué à ceux qui appelaient à faire un tour au parking de l’ARP pour avoir une idée sur les véhicules luxueux conduits par les députés: «Allez donc faire le même tour dans les parkings de tribunaux de Tunis».
Ceci est d’autant plus choquant que nombre d’informations concordantes circulent à propos d’une étude réalisée par un département officiel et dans laquelle on a relevé que les juges dont la tranche d’âge varie entre 35 et 45 ans vivraient au-dessus de leurs moyens (légaux).
Rien d’étonnant lorsque nous voyons l’arsenal de lois qui placent les juges au-dessus des lois et presque de tout contrôle. Pour preuve, le ministère de la Justice qui n’a aucune autorité sur le parquet dont les magistrats sont nommés par le CSM.
Dites-moi à quel parti ou idéologie appartient la majorité des membres du CSM, je vous dirais quelle justice nous pouvons avoir!
L’Association des magistrats qui avaient du temps de Ben Ali brandi l’étendard des valeurs, de la justice, de l’équité et de la morale soutient aujourd’hui Ahmed Rahmouni, un juge qui a entravé la loi en construisant un immeuble sans les autorisations requises. Le corporatisme a pris le pas sur la justice, l’éthique et les intérêts des contribuables. Soit une nouvelle forme de tribalisme institutionnalisé grâce à une Constitution malfaisante qui a fait des hautes instances un Etat dans l’Etat.
Rien que l’article stipulant que l’on ne peut muter un juge sans son consentement est une aberration. Pire, le CSM peut nommer dans le cabinet du ministre de la Justice un juge-conseiller du ministre même si le premier responsable du département de la Justice n’en est pas convaincu.
Ce qui in fine réduit le ministre de la Justice à un simple manager d’un ministère sur lequel il n’a aucun pouvoir et où le parquet, censé appliquer la politique pénale de l’Etat, échappe à l’exécutif sous prétexte d’indépendance de la justice.
Une indépendance qui, faute d’organes de contrôle, d’un cadre législatif adéquat et d’institutions puissantes capables de limiter le trop de pouvoir arraché ces dernières années par les magistrats, risque d’instaurer une nouvelle dictature : celle des juges.
Gouvernement et corruption: quel rôle alloué aux juges?
Dans la guerre contre la corruption menée ces dernières semaines par le gouvernement à l’encontre des contrebandiers érigés en mafias et sévissant aussi bien dans le milieu économique que politique, le rôle des juges, pourtant crucial, est de plus en plus remis en cause par une opinion publique méfiante et dont la confiance dans le corps magistral est chancelante!
Recourir aux lois dictées par l’Etat d’urgence pour interpeller les grands contrebandiers et les blanchisseurs d’argent devrait interpeller ceux et celles qui président aux destinées de la justice judiciaire. Est-ce l’expression d’une absence d’une confiance qu’on a du mal à trouver et à retrouver?
La police arrête et la justice relaxe: «Il bouliss y chid wil kadha yssayeb», une phrase que nous avons très souvent entendue depuis 2012.
A qui la faute? Défaillance des juges ou faillite du système en lui-même?
Les articles 102, 103, 104 de la fameuse Constitution de la deuxième République stipulent clairement que: «La magistrature est un pouvoir indépendant, qui garantit l’instauration de la justice, la suprématie de la Constitution, la souveraineté de la loi et la protection des droits et libertés».
«Le magistrat est indépendant. Il n’est soumis, dans l’exercice de ses fonctions, qu’à l’autorité de la loi. Le magistrat doit être compétent. Il est tenu par l’obligation de neutralité et d’intégrité. Il répond de toute défaillance dans l’accomplissement de ses devoirs».
«Le magistrat bénéficie de l’immunité pénale et ne peut être poursuivi ou arrêté, tant qu’elle n’est pas levée. En cas de flagrant délit, il peut être arrêté et le Conseil de la magistrature dont il relève doit en être informé et statue sur la demande de levée de l’immunité».
Le magistrat a donc tous les droits et ne peut nullement être inquiété dans l’exercice de ses fonctions sauf faute très grave et encore, il n’y a que le CSM qui peut décider de la procédure à prendre. C’est à croire que le ministère de la Justice est carrément un département au service du CSM tant les pouvoirs accordés à celui-ci de par les lois dépassent de loin ceux (pouvoirs) du ministère. Un ministère qui ne bénéficie pas d’un siège même en tant qu’observateur au sein du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
En somme, la fourberie des rédacteurs de la Constitution a érigé autour des institutions de l’Etat des instances qui leur sont supérieures, ce qui est grave s’agissant de la Justice et qui plus est, est devenue, en partie, partisane et a gommé de son lexique la fameuse citation: «La justice est aveugle».
Si le CSM décide de tout et s’il est par malheur idéologisé ou acquis à une cause particulière, qui pourrait alors le contrôler ou assurer aux justiciables un Etat de droit?
«Ecoutez, nous, en tant que syndicat des Magistrats, défendons l’indépendance de la justice tout en veillant à sa neutralité et son impartialité. Mais nous ne pouvons garantir l’intégrité ou la moralité de tous les juges. Si la Constitution leur offre autant de pouvoirs, ils peuvent en user et nous n’y pouvons pas grand-chose. Voyez l’article relatif à l’immunité pénale des juges, il est presque permissif. D’où notre bataille aujourd’hui pour faire adhérer tous les magistrats à une charte éthique. Nous nous battons également pour améliorer les conditions de travail et de vie des juges. Car tant que les juges vivront dans des conditions précaires, les tentations suscitées par le besoin seront plus fortes et certains pourraient virer de bord. Nous voulons éviter ce genre de piège et leur offrir le cadre de vie digne de leur statut», précise Fayçal Bouslimi, président du Syndicat des magistrats tunisiens dans un entretien accordé à WMC.
Et peu importe que Chawki Tabib, président de l’INLUCC, répète à longueur de temps «qu’un juge corrompu doit être jugé comme tout citoyen, bien qu’il y ait une procédure à suivre en la matière, l’indépendance du pouvoir judiciaire n’est pas synonyme d’impunité».
La procédure dont parle M. Tabib n’est pas évidente du tout! Car le seul maître à bord reste le CSM et il n’est pas du tout évident qu’il ne soit pas lui-même des «maîtres» occultes. Ceci sans parler des greffiers, assistantes, fonctionnaires qui travaillent dans les bureaux d’ordre dans des tribunaux où rien n’est digitalisé et tout peut être dérobé, ce qui nous mène à la fameuse phrase: «Oui j’ai relaxé X parce que son dossier était vide» et cela arrive très et trop souvent dans nos tribunaux.
Pour Fayçal Bouslimi, le manque de moyens, le vide législatif et l’ambiguïté de nombre de lois sont à l’origine de tous les problèmes dont souffre le secteur de la justice aujourd’hui et également de la perte de confiance des citoyens dans la justice. «Pourtant, je vous assure que la majorité des magistrats sont intègres et professionnels».
Nous voulons bien le croire, mais une minorité qui ne l’est pas et qui dispose de tant de pouvoirs est une menace pour les Tunisiens qui ne voient plus le bout du tunnel. Car en l’absence d’un Etat de droit garanti par une justice indépendante et équitable, nous sommes tous en liberté provisoire.
Et lorsque l’on doute de la capacité de la justice à sévir dans un contexte aussi délicat que celui que traverse aujourd’hui notre pays dans sa guerre contre la corruption, c’est l’existence même de l’Etat qui est menacée.