«Notre vote concernant le cadre législatif et réglementaire du secteur de la justice sera politique», c’est la réaction de nombre de députés de l’ARP quant à l’adoption des lois touchant au pouvoir judiciaire, déplore Fayçal Bouslimi, président du Syndicat des magistrats.
Et pourtant, que de défaillances au niveau des lois destinées à instaurer les bonnes pratiques dans plusieurs secteurs dont celui de la justice. De bonnes pratiques qui doivent être adossées à des lois, aux principes théoriques du domaine de la justice et aux conventions et textes internationaux.
Si abus il y a, estime Fayçal Bouslimi, c’est bien parce que le cadre législatif pèche par des insuffisances inadmissibles dans la Constitution. Une Constitution qui n’a pas établi clairement les frontières entre les différents pouvoirs, législatif, judiciaire et exécutif.
Entretien
WMC: Nombreux sont ceux qui pensent que la deuxième République a instauré la dictature des juges. Qu’en pensez-vous?
Fayçal Bouslimi: Il est évident que je n’approuve pas cette posture. Et j’aimerais bien comprendre les arguments la justifiant. Parle-t-on de la dictature des juges, partant de certaines affaires jugées et classées, ou par rapport à l’attitude de certains juges, ou encore en raison du cadre législatif qui leur accorde un pouvoir excessif?
«Le législateur tunisien a adopté le principe du double degré de juridiction qui a le privilège de donner la possibilité aux parties concernées…»
Commençons d’abord par le cadre législatif. Notre référence a toujours été la France. Le législateur tunisien a adopté le principe du double degré de juridiction qui a le privilège de donner la possibilité aux parties concernées que chaque affaire soit jugée, en fait et en droit, deux fois. Il offre aussi aux parties la possibilité de présenter une meilleure argumentation, qui présentera l’avantage donc d’être plus précise en appel qu’en première instance.
Bientôt ce process se transformera éventuellement en un triple degré de juridiction. La raison est que la cour de cassation va avoir la possibilité de réviser des affaires déjà jugées sur le fond et pas uniquement sur la forme. C’est ce qui offrira au citoyen d’avoir un maximum de garanties quant aux jugements prononcés à son encontre, pour qu’il ne soit pas à la merci d’une seule instance.
C’est bien beau ce que vous dites là, mais toujours est-il que la confiance des citoyens dans la justice, le corps magistral et l’Etat de droit écorché depuis des décennies l’est encore plus aujourd’hui avec les phénomènes d’allégeance et de corruption dont nous entendons parler dans le milieu de la magistrature.
La véritable question est : est-ce que les magistrats vivent dans l’impunité et si c’est le cas, pourquoi? En tant que syndicat, nous ne cessons pas de dire aux citoyens d’exercer le droit de faire appel aux jugements de première instance, s’ils se sentent lésés. Tant il est vrai que des fois, dans ces jugements, il peut y avoir des abus ou des injustices. L’appel permet de rétablir les choses dans l’ordre et donne une autre chance au concerné, sans oublier aujourd’hui la cour de cassation dont les interventions deviennent de plus en plus nombreuses. Ce qui nous ramène à un point crucial: pourquoi autant d’ambiguïté dans la législation concernant le questionnement des juges?
Nous souffrons d’un manque de lois qui régissent des situations où le juge peut avoir commis une erreur monumentale qui peut coûter beaucoup au plaignant. Nous ne disposons pas d’un code de déontologie. Nous n’avons pas non plus une législation claire concernant la culpabilisation des juges défaillants ou encore leur comparution. Les quelques textes qui existent concernant le code de procédures civiles ou pénales qui ne les incriminent pas, exception faite d’un texte orphelin touchant aux affaires qui revêtent un caractère pénal.
«Cela veut dire que le jour où un jugement rendu est arbitraire ou lèse un demandeur ou un plaideur, ce verdict ne peut aucunement être révisé même s’il privilégie une partie aux dépens de l’autre».
Cela veut dire que le jour où un jugement rendu est arbitraire ou lèse un demandeur ou un plaideur, ce verdict ne peut aucunement être révisé même s’il privilégie une partie aux dépens de l’autre.
Nous pouvons prendre l’exemple d’un lopin de terre qui vous revient de droit mais que le juge a estimé appartenir au défenseur, eh bien aucun recours ne peut vous permettre de le récupérer. Et ce même si le juge est impliqué d’une manière ou d’une autre, même s’il y a conflit d’intérêt, et même s’il est corrompu. Le vide législatif fait que vous avez perdu et c’est irréversible! C’est un cercle vicieux.
Il s’agit là d’un déficit des lois régissant le cadre juridictionnel. Les lois actuelles sont faites pour que les juges fassent la loi, restent au-dessus de toutes les lois et ne rendent compte à personne de leurs actes.
Quel est le rôle du Conseil supérieur de la magistrature pour pallier à toutes ces insuffisances puisqu’il dispose de toutes les prérogatives?
Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) renforcera-t-il la dictature des juges? Telle est la question maintenant. A mon avis, le fait que sa composition soit mixte représente une garantie pour une justice plus équitable.
Il faut comprendre aussi que si une loi est mal conçue, et cela relève de la responsabilité des législateurs, eh bien elle ouvre grande la porte à toutes les interprétations possibles et imaginables.
«…en tant que substitut du procureur de la République, vous n’avez aucune autorité sur les juges exerçant au sein de ces deux pôles».
Personne ne refuse les cadeaux et les juges sont des êtres humains comme les autres. Je prends l’exemple de la loi sur le terrorisme qui comprend le Pôle judiciaire composé par des juges désignés par le CSM, tout comme ceux qui font partie du Pôle financier. Ces deux pôles forment une justice d’exception que nous n’admettions ou pas. Et à ce titre, en tant que substitut du procureur de la République, vous n’avez aucune autorité sur les juges exerçant au sein de ces deux pôles. Ce sont des magistrats totalement indépendants de l’autorité de tutelle.
Auparavant, le procureur de la République avait la possibilité de muter un magistrat parce qu’il n’a pas su traiter une affaire comme il se doit ou parce qu’il a fait une erreur d’appréciation. La question qui se pose aujourd’hui est si, par le fait de muter un juge, nous pouvons mettre fin à tous les dépassements et toutes les exactions commises par certains individus.
Dans tous les pays du monde, le parquet relève du pouvoir exécutif représenté par le ministère de la Justice et est chargé d’appliquer la politique pénale de l’Etat. Aujourd’hui, aussi bien les juges debout (parquet) que du siège (cour) sont devenus des électrons libres. Comment pouvons-nous garantir un Etat de droit dans ce cas et comment rassurer les citoyens devenus très suspicieux s’agissant de la justice?
La politique pénale et judiciaire relève des prérogatives de l’Etat parce que c’est l’Etat qui met en place les lois permettant à n’importe lequel d’entre nous de recourir à la justice et d’avoir des procès équitables.
Il y a deux postures en la matière. Une partie du corps magistral estime que le parquet doit être totalement indépendant de l’exécutif, une autre est intimement convaincue que le parquet général doit être soumis au ministre de la Justice pour que l’Etat puisse intervenir, et ce pour nombre de raisons dont la plus importante est la raison d’Etat.
«Cela se passe ainsi dans tous les pays du monde, il s’agit là de relations internationales et donc l’Etat peut user de son droit de négocier ou de rétrocéder certaines choses pour gagner d’autres».
Supposez que le chauffeur de l’ambassadeur de France, avec laquelle nous lient de grands intérêts, ait commis une petite infraction, le ministre de la Justice peut ne pas exiger sa comparution pour des raisons politiques ou diplomatiques. Et c’est tout ce qu’il y a de plus normal. Cela se passe ainsi dans tous les pays du monde, il s’agit là de relations internationales et donc l’Etat peut user de son droit de négocier ou de rétrocéder certaines choses pour gagner d’autres.
Rappelez-vous l’affaire d’Omar Haddad, le Marocain (“Omar m’as tuer“), jugé pour meurtre en France, lorsque le président Chirac est intervenu sur demande du Roi du Maroc et l’a gracié. Il a été libéré illico presto. C’est la raison d’Etat qui a primé.
A mon humble avis, ceux qui militent pour une indépendance totale du parquet par rapport à l’exécutif mènent de mauvaises et fausses batailles et sont en train de plaider pour une guerre entre les différents pouvoirs, ce qui touche de plein fouet la souveraineté de l’Etat et menace même son existence.
«Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, les demandeurs et les défendeurs sont désignés par prosecution et defendant: soit la partie plaignante et le prévenu»
Si nous prenons l’exemple des Anglo-saxons, nous verrons que ces derniers considèrent le système judiciaire comme une branche du pouvoir souverain de l’Etat. Dans le système du Commonwealth, il n’est pas nécessaire de recourir à une information judiciaire, conduite par un juge d’instruction répressif pour obtenir les preuves nécessaires au succès de sa cause. C’est la police judiciaire qui se charge de mener l’enquête de bout en bout. La poursuite sera décidée par les «procureurs de la Couronne» qui ne sont pas des magistrats mais des avocats recrutés parmi les jeunes avocats diplômés.
Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, les demandeurs et les défendeurs sont désignés par prosecution et defendant: soit la partie plaignante et le prévenu.
Les poursuites sont déposées par un représentant de l’Etat dont le dessein est de sauvegarder l’intérêt public. C’est un système accusatoire où, dans un procès, l’avocat a la même importance et les mêmes droits que le procureur. Cela crée un plus grand équilibre des forces dans un procès, ce qui revient à dire que les juges de siège exercent pleinement leurs prérogatives et sont totalement indépendants du parquet représenté par le procureur.
La nouvelle Constitution tunisienne a intégré le parquet dans la catégorie des juges de siège, ce qui donne au corps magistral un pouvoir indétrônable.
Ce que vous dites là est effrayant et ne rassure pas du tout nos concitoyens quant à l’Etat de droit.
Il ne faut surtout pas! Une grande partie du corps magistral est parfaitement consciente de ses responsabilités et s’investit pour assurer sa mission comme il se doit sans abus, sans népotisme et sans injustices. Je reviens pour affirmer de nouveau que le grand malheur de la justice en Tunisie relève du cadre législatif.
«C’est dramatique et pour nous, et pour l’Etat de droit et pour notre pays! Il n’y a pas de solutions sans un cadre légal convenable et c’est à l’ARP que les lois sont votées»
J’ai assisté à maintes reprises aux discussions de commission de législation générale à l’ARP, et à chaque fois que je parle des défaillances législatives en ce qui concerne le secteur de la justice, nombre de députés me disent «Notre vote sera politique!». C’est dramatique et pour nous, et pour l’Etat de droit et pour notre pays! Il n’y a pas de solutions sans un cadre légal convenable et c’est à l’ARP que les lois sont votées.
Le corps magistral tunisien n’est soumis à aucun contrôle. Dans la plupart des pays au monde, les magistrats assument les responsabilités d’assurer au mieux leur mission dans le respect des lois en vigueur, qu’elles soient nationales ou internationales. Ils ne sont pas aussi protégés que ceux exerçant ce noble métier dans notre pays et ne disposent pas d’autant de pouvoir, tout au contraire, ils sont surveillés de très près et on ne leur donne pas la chance de se racheter à travers une cour d’appel.
Dans un même tribunal en Tunisie, et entre différentes cours, vous trouvez des jugements aussi distincts les uns des autres que les opinions que portent ceux qui les prononcent. Prenez l’exemple de l’interdiction de voyage: le juge a le pouvoir discrétionnaire d’interdire à une personne de voyager sans même lui donner des explications ou justifier sa décision qui peut être arbitraire.
«… Le juge a le pouvoir discrétionnaire d’interdire à une personne de voyager sans même lui donner des explications ou justifier sa décision qui peut être arbitraire».
Les responsabilités du juge dans les autres pays est très lourde parce que tout d’abord on peut le poursuivre dans le pénal et le civil s’il commet une erreur dans le jugement qu’il prononce et lésant une partie de son droit. L’Etat est le garant des droits des uns et des autres et peut se porter partie civile pour préserver les droits du demandeur ou du défendeur en cas de défaillance du juge, et c’est ce que nous voulons en tant que Syndicat.
Qu’est-ce qui explique que certains juges deviennent ou sont corrompus d’après vous?
Tout d’abord, je voudrais assurer que rien ne peut justifier qu’un juge devienne corrompu, car, étant le garant de l’application de la loi, il ne doit en aucun la transgresser.
Par contre, je peux prétendre expliquer ce phénomène par le niveau de vie des juges. Des rétributions faibles fragilisent les juges et les exposent davantage aux tentations.
Conséquence: une corruption judiciaire qui n’entraîne pas seulement la partialité des juges, mais menace également des droits fondamentaux dont celui de l’équité et de la justice. Un juge ne doit pas être obligé de quémander chez un ami ou même un parent un prêt pour assurer les frais scolaires de ses enfants. Car celui qui lui a rendu ce service peut lui demander un autre en échange en cas de pépin.
«Il faut immuniser les juges contre toute tentation de corruption en améliorant leurs conditions de travail et leurs conditions de vie»
Il faut immuniser les juges contre toute tentation de corruption en améliorant leurs conditions de travail et leurs conditions de vie et là il ne s’agit nullement de défense corporatiste de nos intérêts. Et dans le même temps, il est capital d’être très vigilant quant au choix des titulaires de cette fonction.
«L’Institut de la magistrature a besoin d’une refonte totale pour que les nouvelles recrues ne soient pas une menace pour le justiciable à cause du manque de compétences»
La responsabilité du CSM est très importante en la matière tout comme la formation des juges à l’Institut de magistrature.
Et je voudrais préciser que l’Institut de la magistrature a besoin d’une refonte totale pour que les nouvelles recrues ne soient pas une menace pour le justiciable à cause du manque de compétences.
En tant que syndicat, nous avons organisé différentes manifestations pour débattre de la situation des magistrats. Il est vrai que dans d’autres pays, les jugements sont rendus plus rapidement et les juges sont plus disciplinés mais imaginez ici dans notre pays, un juge qui doit trancher en peu de temps dans 180 dossiers. Nous travaillons en tant que juges d’instruction 24h/24h et il y a des permanences pour traiter les affaires en urgence. Si une personne recherchée est arrêtée, la cour doit siéger pour éviter que le prévenu ne soit lésé de ses droits. Et nos problèmes ne s’arrêtent pas tout juste là. Nous ne disposons pas d’ordinateurs.
L’usage des technologies de l’information et de la communication «TIC» en matière de justice, pour protéger les dossiers, les codifier, éviter que des preuves disparaissent comme par enchantement, n’existe pas encore dans nos contrées.
«Mais il ne faut pas oublier les autres chaînons, car l’histoire des «dossiers vides» n’est pas une fable, mais c’est une vérité amère que nous vivons assez fréquemment»
Dans le système judiciaire, il y a le corps magistral et tout ce qui est para-magistral. Nous, en tant que syndicat, ferons ce qu’il faut pour améliorer le niveau de vie des juges et leurs conditions de travail. En échange, nous militerons pour les responsabiliser encore plus et moraliser notre secteur. Mais il ne faut pas oublier les autres chaînons, car l’histoire des «dossiers vides» n’est pas une fable, mais c’est une vérité amère que nous vivons assez fréquemment. Pour y parer, il faut tout dématérialiser et codifier les dossiers. Ça sera notre prochain combat.