La députée Leila Chettaoui, membre de la Commission d’enquête parlementaire sur les réseaux d’embrigadement des jeunes vers les zones de conflit, a déclaré, samedi 15 juillet 2017, au quotidien “Le Temps”, que “des associations ont reçu du Qatar des financements par milliards de millimes”.
Cette déclaration intervient après celle de la députée de Nidaa Tounes, Héla Omrane, présidente de ladite commission qui a révélé, le 10 juillet 2017, que “des pays étrangers étaient impliqués dans l’acheminement de ces jeunes et que «des moyens sont mis à leur disposition afin de faciliter ce processus, soit par des moyens illégaux, à travers les frontières libyennes, soit par d’autres moyens, à travers les aéroports», a-t-elle précisé.
Un sujet gênant pour le tandem au pouvoir
Il ne s’agit en fait pas à proprement parler de “révélations“, en ce sens que ce sont informations connues du grand public depuis 2012. Par contre, ce qui gêne, c’est l’absence de réaction du gouvernement depuis le déclenchement de ces opérations d’envoi. Si au temps de la Troïka, on pouvait comprendre cet immobilisme dans la mesure où Ennahdha et dérivés avaient, sans doute, laisser faire, nous ne pouvons pas le comprendre après les élections générales de 2014.
Du coup, certains y voient une sorte de complicité de Nidaa Tounès et d’Ennahdha, deux partis qui semblent avoir juré de ne pas se gêner… et donc de taire certains dossiers délicats tels que l’envoi des jeunes aux zones de conflit ou encore la responsabilité des assassinats politiques de ChoKri Belaid et de Mohamed Brahmi.
Bientôt un audit détaillé et approfondi
Seulement c’était sans compter sur la pression de l’évolution de la conjoncture géostratégique internationale (fin de l’Etat Islamique de Daech) et sur “l’esprit relativement réformateur” du nouveau chef du gouvernement, Youssef Cahed, lequel commence, lentement et sûrement, à se démarquer des deux partis majoritaires et à dépoussiérer certains dossiers qui fâchent.
Ainsi, selon nos informations, Youssef Chahed aurait, depuis quelques semaines, donné des instructions pour la constitution d’une commission spéciale composée de sécuritaires, de cadres banquiers et administratifs pour entreprendre un audit détaillé et approfondi sur tous les transferts financiers étrangers qui ont eu lieu, durant la période 2011-2016, en faveur des associations et des partis, et de présenter un rapport à ce sujet avant la fin de cette année. Selon plusieurs estimations, ces transferts se chiffreraient à 3,6 milliards de dinars.
Il faut dire que cette commission, en dépit du retard qu’elle a pris, tombe à point nommé pour jeter la lumière sur le financement opaque de certaines ONG et partis politiques en Tunisie.
Aucune maîtrise sur ces transferts
Est-il besoin de rappeler que, d’après le Centre d’information, de formation, d’études et de documentation sur les associations (IFEDA), sur un total de 18.000 associations actives en Tunisie, seules 8.000 ont un identifiant fiscal (statistiques septembre 2015). Pis, toujours selon la même source, «l’Etat ne dispose d’aucune base de données sur ces associations, ni d’informations sur leurs sources de financement».
De son côté, Fadhila Gargouri, juge à la Cour des comptes, va plus loin. Elle a révélé qu’«aucune structure publique ne détient des informations précises sur le volume de financement public accordé aux associations subventionnées». Que dire alors des associations indépendantes qui n’ont pas besoin d’aide de l’Etat?
Les pistes légales par lesquelles transitent ces transferts
Quant aux pistes par lesquelles ces transferts aux desseins louches sont effectués, elles sont des plus légales qui soient. Nous en avons parlé à Webmanagercenter en se référant à des révélations faites, publiquement, à l’époque par l’ancien gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, Mustapha Kamel Ennabli.
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Ce dernier avait évoqué cinq failles qui permettent à des étrangers de transférer de l’argent en Tunisie en toute légalité.
La première n’est autre que la loi qui régit les ONG. Ces dernières sont habilitées à recevoir des donations de l’extérieur et à rendre publics les montants au-delà de 100.000 dinars et à en informer le gouvernement de l’affectation de montants… Seulement, cette loi n’a jamais été appliquée.
D’ailleurs, au temps de la Troïka, Kamel Jendoubi, alors ministre chargé des Relations avec les institutions constitutionnelles et la société civile, avait déclaré que “sur une soixantaine de dossiers d’associations suspectées de financer le terrorisme soumis à la justice, seule une association a été dissoute par décision de justice, en l’occurrence la “Ligue de protection de la révolution“. Le reste court toujours.
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La deuxième faille se trouve au niveau des banques en ce sens où le transfert de fonds étrangers au profit des associations se fait, le plus souvent, par le canal des banques de la place lesquelles sont tenues, en principe, d’informer la Banque centrale de Tunisie chaque fois qu’elles doutent d’une transaction financière et de la destination de fonds. Une fois informée, la BCT peut alors saisir la justice pour vérifier la traçabilité des fonds transférés. Mais apparemment, ces banques ne l’ont jamais fait, du moins jusqu’à une récente date.
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La troisième, la plus plausible, est celle de la contrebande. Les contrebandiers, de fins connaisseurs des frontières, approvisionnent les terroristes sanctuarisés sur les hauteurs du nord-ouest, centre-ouest et sud-est, en armes, fonds et nourriture.
La quatrième faille se situe au niveau des postes frontaliers terrestres, maritimes et aériens. Des Tunisiens et des étrangers non-résidents peuvent, selon Mustapha Ennabli, en toute légalité et sans aucune limite des montants, ramener des fonds en Tunisie (en valises et autres…) pour peu qu’ils les déclarent à la douane à leur arrivée. L’ennui ici c’est que les autorités compétentes n’assurent aucun suivi de ces fonds déclarés. En plus clair encore, rien n’est fait pour contrôler l’affectation des fonds transférés. Mieux, le transporteur de fonds qui a déclaré en bonne et due forme ces fonds peut quitter le pays, le lendemain, sans être inquiété par qui que ce soit et sans avoir à rendre compte ce qu’il avait fait des fonds importés.
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La cinquième faille consiste en le non contrôle de fonds collectés à l’intérieur du pays, Zaket ou autres cotisations occultes… Ce système des donations et des cotisations avait bien fonctionné, durant la période où les nahdhaouis vivaient dans la clandestinité (depuis les années 80 jusqu’en 2011).
Pour mémoire, la collecte de tels fonds est purement et simplement interdite dans un pays comme l’Algérie.
Moralité: tout indique que, six ans après le soulèvement du 14 janvier 2011, le gouvernement n’a aucune maîtrise sur les associations lesquelles continuent à évoluer dans l’opacité la plus totale. Le temps est venu pour mettre de l’ordre dans ce secteur hors contrôle.
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