Une foi authentique que celle dont fait preuve Hajer Ben Cheikh Ahmed, députée d’Afek Tounes dans toutes ses interventions à l’assemblée. Une authenticité qui touche, attendrit et fédère autour des causes, que cette universitaire juriste et journaliste depuis plus de 25 ans défend avec ardeur et des fois même avec férocité. Elle ne se place pas dans les compromis aliénants du pouvoir, mais plutôt dans l’affirmation de positions claires dès qu’il s’agit de la chose publique. Avec elle, pas de pacte qui vaille surtout lorsqu’il s’agit de dévoiler la vérité ou de défendre une cause. Elle n’est pas dans les demi-mesures ou dans le paraître et le «politiquement correct», elle est dans l’engagement et la profondeur.
Son intervention lors du vote de la loi sur la violence à l’encontre des femmes a ému des milliers de téléspectatrices qui sentaient beaucoup plus qu’elles n’entendaient ce cri du cœur émanant d’une femme à laquelle elles s’identifiaient. Dans cette intervention, elle a évoqué la violence morale et le poids de la culture ambiante discriminatoire, rétrograde, avilissante et humiliante des femmes et de leur statut.
«Les gens me connaissent plus en tant que journaliste qu’en tant que juriste parce que les années radio ont marqué mon parcours. J’ai fait du droit tout à fait par hasard. Je voulais embrasser une carrière de journaliste mais ma mère a tenu à ce que je m’inscrive à la Faculté des sciences juridiques qui était la plus proche de notre lieu de résidence. Le droit est une belle discipline qui m’a formée et forgée, m’offrant une formation polyvalente allant de l’économie à la politique en passant par la culture. C’est une discipline transversale qui aborde tous les aspects de notre vie».
“Pendant mes deux premières années de Fac, j’étais membre volontaire à l’Unicef, et à cette époque, j’ai connu Maya Jeribi que je ne savais pas militante dans l’opposition“
Hager Cheikh Ahmed s’est toujours intéressée à la chose publique, et très jeune, elle a montré des prédispositions à servir les nobles causes. «Pendant mes deux premières années de Fac, j’étais membre volontaire à l’Unicef, et à cette époque, j’ai connu Maya Jeribi que je ne savais pas militante dans l’opposition. Elle m’a encouragée à aimer les autres et à m’engager au service d’une cause. Ma première a été celle des enfants, et mon diplôme décroché, je me suis mise à la radio qui me passionnait. C’est ce qui explique que je l’ai intégrée à 19 ans en 2ème année fac».
Elle a ainsi pu mener deux carrières, universitaire et journalistique, et attrapée un peu plus tard par la vie de famille. Il n’était pas évident de concilier entre tous ces engagements, mais c’est une personne très organisée. «J’ai la chance d’être une lève-tôt et de donner de l’importance au temps». La journée de Hager Cheikh Ahmed est répartie en plages horaires remplies méthodiquement par des tâches précises. Le matin, c’est la famille, ensuite le travail. «En fait, j’ai essayé de concilier entre toutes ces composantes de ma vie aussi importantes les unes que les autres. Ma carrière universitaire me prend beaucoup de temps parce que je suis chercheur. Je donne des conférences un peu partout dans le monde et je suis co-auteure dans des ouvrages collectifs. Je ne suis pas l’enseignante classique qui dispense un cours et s’en va. A la RTCI où j’ai travaillé pendant 22 ans, j’étais productrice. Même chose à Express FM où j’ai conçu des émissions culturelle et juridiques. Et puis à la télé où, durant deux années, j’ai été sur Nessmet Sbeh». Tout chez Hager est vocation, elle ne subit pas, elle agit. Elle qui, en 2004, est restée paralysée des deux bras et une jambe pendant deux mois suite à une opération chirurgicale. Si ce n’est son courage et son abnégation, le processus aurait peut-être pu être irréversible!
A la recherche de la vérité à la CIDV
La Commission nationale d’investigation sur les dépassements et les violations constituée juste après le 14 janvier 2011 et qui devait éclairer l’opinion publique sur les événements qui avaient précédé et succédé à cette date fatidique et dénoncer les auteurs des exactions et les responsables des assassinats de citoyens innocents, a été l’une des plus grande aventures de Hajer Ben Cheik Ahmed. «Jusqu’en 2011, ma vie était paisible, et réussir ma mission au sein de cette commission était mon plus grand défi. Je n’étais pas une fervente opposante au régime Ben Ali et encore moins une alliée. A la RTCI, j’ai toujours évité de parler politique. Après la révolution, j’ai voulu m’engager, je voulais même faire un service militaire. J’ai découvert que la Tunisie avait besoin de tous ses enfants et qu’il était de mon devoir de faire quelque chose. Quand j’ai été sollicitée par la Commission Taoufik Bouderbala (Commission d’Investigation sur la Corruption et les Malversations “CICM“) je n’ai pas hésité un seul instant. Il me semblait naturel de servir notre pays».
“Lorsque l’on voyait les pillages et les morts de l’après 14 janvier ainsi que toutes ces agressions, il nous paraissait difficile d’en cerner les responsables“
L’aventure allait être difficile et périlleuse, les moyens étaient limités et les risques très grands. Les membres de la commission partaient vers l’inconnue et ignoraient quelle tournure allaient prendre leurs investigations. «Lorsque l’on voyait les pillages et les morts de l’après 14 janvier ainsi que toutes ces agressions, il nous paraissait difficile d’en cerner les responsables. Nous risquions nos vies pour cette cause mais il fallait oser parce que justice devait être faite. Je voulais également honorer la mémoire de mon père, grand patriote qui avait, depuis 1956 à l’âge de 20 ans, intégré la fonction publique et servi la Tunisie pendant 40 ans. Il faisait partie des premiers bâtisseurs de l’administration tunisienne. C’est comme si je m’engageais dans un nouveau mouvement d’indépendance du pays. L’aventure était grandiose et j’ai vécu pendant toute cette période des moments très forts que je suis en train d’immortaliser dans un ouvrage que j’écris par bribes à chaque fois que les souvenirs remontent à ma mémoire».
“Les Tunisiens n’ont pas été édifiés sur ce qui s’était réellement passé avant et après le 14 janvier, et je pense qu’il ne peut pas y avoir de justice transitionnelle si la vérité n’est pas dite“
Et quelle ne fût sa déception de voir que la vérité, in fine, n’a pas éclaté au grand jour. «Les Tunisiens n’ont pas été édifiés sur ce qui s’était réellement passé avant et après le 14 janvier, et je pense qu’il ne peut pas y avoir de justice transitionnelle si la vérité n’est pas dite. J’ai mal pour le process de cette justice. Nous sommes loin de celui adopté par d’autres pays comme le Maroc, l’Afrique du Sud ou encore dans nombre de pays de l’Amérique latine. Dans ces pays où les principes de base de la justice transitionnelle ont été posés et respectés, la réconciliation nationale a réussi. Les victimes de la révolution souffrent encore parce qu’elles n’arrivent même pas à se faire soigner, et leurs familles en subissent les conséquences! En fait, avons-nous dédommagé ceux qui le méritent vraiment?».
“Je m’oppose à la dénaturation de la vérité et l’amputation de la mémoire collective par l’oubli délibéré de l’histoire officielle“
Pour Hajer Ben Cheikh Ahmed, ce qui a été publié dans le rapport de la Commission est le récit d’une histoire qui n’est pas forcément la bonne. «Je m’oppose à la dénaturation de la vérité et l’amputation de la mémoire collective par l’oubli délibéré de l’histoire réelle».
La Commission Bouderbala n’a pas assuré, selon H.B.C.A, et n’a pas raconté la vérité comme elle est, ni convoqué les témoins clés pour la dévoiler. Il y a eu dès le départ une volonté d’occulter la vérité afin de blanchir certaines personnes. On a fait en sorte de valoriser des individus en en faisant des héros et d’enlaidir d’autres pour en faire des bourreaux. Hajer Ben Cheikh Ahmed n’a pas toléré cet état de fait, elle a donc démissionné de la commission tout en dénonçant ces pratiques indignes. «Ma conscience ne me permettait pas de continuer à travailler dans une commission qui se suffit des vérités “commodes“ pour certaines personnes. J’ai toutefois continué à creuser pour découvrir la vérité sur ce qui s’est passé le 14 janvier».
Les assassinats Belaïd et Brahmi qui transforment une vie
Le passage par la CIDV a marqué la vie de Hajer Ben Cheikh Ahmed. Ce n’est toutefois pas la raison qui l’a encouragée à s’engager politiquement: «Depuis 2010, toute ma vie a changé. Je ne sais pas si c’est le fait de tourner la quarantaine qui a suscité cette métamorphose ou la perte de mon père. Je n’ai jamais le sentiment d’atteindre le point d’arrivée. Je veux toujours creuser plus et aller plus loin, faire d’autres découvertes et aller au fond des choses. A la Commission Bouderbala, j’avais ressenti de la frustration parce que ma soif de la vérité n’a pas été assouvie. Cela tournait à l’obsession».
“A la Commission Bouderbala, j’avais ressenti de la frustration parce que ma soif de la vérité n’a pas été assouvie. Cela tournait à l’obsession“
En fait, la page de la Commission Bouderbala, tournée, deux éléments déclencheurs ont changé les donnes dans la vie de Hajer Ben Cheikh ahmed: les assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi. Des tragédies qui n’ont pas uniquement bouleversé la vie de Hajer Ben Cheikh Ahmed mais celles de millions de Tunisiens qui découvrent pour la première fois les assassinats politiques.
«J’étais journaliste et il y avait, rappelez-vous, le sit-in du Bardo appelant au départ de la Troïka. Etre journaliste veut-il dire que nous devons être neutres s’agissant de notre pays? Bien sûr que non dès qu’il s’agit de la patrie, et j’ai été très présente et très active pendant ce sit-in».
“Face aux assassinats politiques, il fallait qu’il y ait des acteurs politiques capables d’agir sur le cours de choses et de les transformer“
Dès lors, l’universitaire et journaliste a décidé de dépasser le seuil de la simple couverture des événements ou encore celui de la prise de positions critiques face à ce qui se passait dans le pays pour devenir une actrice de changement. «Face aux assassinats politiques, il fallait qu’il y ait des acteurs politiques capables d’agir sur le cours de choses et de les transformer».
Elle s’est engagée en 2014 politiquement dans le parti Afek Tounes parce qu’il fallait lutter contre un système préjudiciable au pays et qui n’œuvrait pas pour la préservation de la Tunisie que nous connaissions -progressiste, ouverte et tolérante- et encore moins celle que l’on voulait pour sa progéniture. Sacrifiant son indépendance à laquelle elle tenait plus que tout et se sentant proche des idées du parti Afek proches d’Al Joumhouri, elle s’est engagée totalement dans la préparation de la campagne des législatives de 2014.
“Je crois que beaucoup de choses se sont améliorées dans ma zone de La Marsa“
Depuis qu’elle a intégré Afek Tounes en 2014, H.B.C.A a fait beaucoup de terrain, elle a travaillé dur pour créer la section de La Marsa. Pendant la campagne électorale, elle a tenu le langage du cœur. Un langage qui a séduit les personnes en quête de sincérité et de franchise. Elle n’a pas fait de promesses, à l’exception de celle de faire tout son possible pour répondre à leurs attentes et améliorer leur quotidien. Ce qu’elle assure depuis. «Je crois que beaucoup de choses se sont améliorées dans ma zone». Et grande découverte: elle a du coup réalisé que le politique la passionnait. Elle a sacrifié sa carrière journalistique, plus de radio. Mais son engagement politique lui a également coûté sa carrière universitaire et a impacté sa vie privée.”Mon engagement politique m’en a coûté. J’ai vécu le départ de nombre “d’amis” mais m’a fait gagner une véritable famille politique, puis m’a fait gagner la confiance, le respect et l’amour des gens et ça, ça n’a pas de prix”.
L’entrée de Hager à l’ARP a été un moment historique. Elle s’est sentie dans son élément naturel alors qu’elle ne s’attendait pas à l’intégrer aussi rapidement s’étant préparée aux élections de 2019.
L’ARP, c’est légiférer, et Hager Ben Cheikh Ahmed est familiarisée avec le travail législatif, son background de juriste l’y prédisposait. Servir les citoyens, plaider leurs causes, défendre leurs intérêts la renvoyaient à sa vocation de toujours, celle de servir les autres.
Ses positions claires sur des lois aussi importantes que celles sur les stupéfiants, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), celle sur la réconciliation nationale ou encore celle sur la violence à l’encontre des femmes lui ont valu le respect des Tunisiens assoiffés d’une classe politique intègre et patriote.
“Je voudrais que toutes les femmes qui me lisent sachent qu’elles peuvent surmonter tous les obstacles personnels et sociétaux…“
La vision de Hager sur le monde, le pays et ses concitoyens a changé depuis qu’elle a embrassé une carrière politique. Elle était très timide, réservée et pas très mondaine. Elle a toujours adoré la science politique mais elle ne se voyait pas en acteur politique. Il a pourtant suffi d’un simple concours de circonstances pour que tout change et qu’elle se retrouve porteuse d’un projet aussi noble que celui d’agir sur la société par le politique: «Je voudrais que toutes les femmes qui me lisent sachent qu’elles peuvent surmonter tous les obstacles personnels et sociétaux et être les actrices non seulement de leur destin mais de celui de leur pays. Il faut oser et sauter le pas». Pour elle, l’amour de la patrie est le seul amour qui soit incommensurable et éternel. C’est cet amour là qui a toujours animé ses combats, guidé ses pas et orienté ses choix : “Comme en amour, plus tu donnes à ton pays, plus tu reçois d’amour de tes concitoyens”.
“Il n’y a rien de plus précieux que ce temps que nous sommes en train de perdre gratuitement et ce que nous avons fait à l’ARP“
Sa déception par rapport à l’ARP? C’est le mépris affiché par certains députés à la valeur temps: «Le temps nous est compté et nous sommes à la mi-mandat avec des projets déterminants pour notre pays. Il n’y a rien de plus précieux que ce temps que nous sommes en train de perdre gratuitement et ce que nous avons fait à l’ARP. Il y a quotidiennement 2h de temps de perdu. Pour une personne comme moi qui a pu réussir sa vie en planifiant comme il se doit son timing, le facteur temps est fondamental».
«Si un jour tu as un fils ou une fille, enseigne-lui que le temps perdu, c’est du temps volé, et que l’activité vaine qui ne mène à rien, c’est-à-dire sans but, n’est qu’un autre nom du temps perdu», dixit Henri-Frédéric Amiel.
Amel Belhadj Ali