Diplomatie économique, relations de la Tunisie avec les pays voisins et ses positions face à ce qui se passe dans des pays comme la Syrie ou la Libye, ce sont autant de sujets importants gérés par la nouvelle diplomatie tunisienne dirigée par Khemaies Jhinaoui, ministre des Affaires étrangères. Un ministre dont les périples d’un pays à l’autre visent à repositionner la Tunisie sur la carte diplomatique régionale et internationale et à plaider la cause économique au centre des préoccupations du Président de la République et du gouvernement Chahed.
La transition politique assurée, il s’agit aujourd’hui de réussir la transition économique.
Entretien
WMC : Un repositionnement de la Tunisie sur la scène politique internationale, c’est à cela que vous vous êtes évertué depuis que vous avez été désigné au poste de ministre des Affaires Etrangères, qu’en est-il aujourd’hui ?
Khemaies Jhinaoui : C’est une activité intense que nous avons menée depuis plus d’une année. L’intérêt croissant de nos partenaires à propos de ce qui se passe en Tunisie, leur volonté de comprendre ce qui s’y passe réellement et d’entendre la voix de la Tunisie, prouve que nous sommes sur le bon chemin. Aujourd’hui, à l’international, on est à l’écoute de nos analyses et de nos appréciations des événements à l’échelle régionale et internationale. Nous pouvons parler d’un redéploiement de la diplomatie tunisienne depuis les élections présidentielles de 2014.
Outre les visites du chef de l’Etat dans plusieurs pays arabes et européens et les missions du chef du gouvernement, j’ai effectué des missions dans des pays que nous n’avons pas visités depuis longtemps. A titre d’exemple, l’Irak où aucun MAE ne s’est rendu depuis le départ de Saddam Hussein. La dernière visite en date remonte à 2003.
Nous avons également reçu pour la première fois depuis l’indépendance la visite du ministre nigérian des AE en Tunisie.
Vous allez assister dans la prochaine période à un ballet de visites diplomatiques en Tunisie qui aura un impact important sur notre place dans la région et dans le monde.
Concrètement quelles seront les conséquences de cette dynamique diplomatique sur notre pays ?
Le travail diplomatique est un cumul d’actions et d’opérations qui se suivent. L’impact et l’effet de ces actions ne sont pas immédiats et visibles. Mais grâce à l’intensification des prises de contact, à l’éclaircissement de nos points de vue à nos différents partenaires et à la redéfinition et la reformulation de nos intérêts réciproques, nous arrivons à programmer et à prévoir des projets de coopération.
Nous avons organisé la conférence Tunisie 2020 pour soutenir l’économie nationale, et vous y avez vu la participation massive de l’international. Ceci a été réalisé en partie grâce au travail de nos ambassades et à l’engagement de notre département qui ont déployé des efforts particuliers pour focaliser l’intérêt international sur la Tunisie.
Vous me parlez d’un effet immédiat, il y a évidemment un effet cumulatif. Prenons le cas de l’Irak auquel, nous ne nous sommes pas rendus depuis 15 ans. Depuis le mois de mars, date de notre première visite, nous avons identifié plusieurs secteurs de coopération et nous commençons aujourd’hui à identifier les résultats de cette visite: nous inaugurerons prochainement une ligne aérienne directe entre les deux pays, les Irakiens viennent recruter nos pilotes, ainsi que plusieurs spécialistes dans l’aviation et nos médecins.
Nous avons suggéré un programme de coopération dans le secteur de la santé, et des accords de partenariat vont être conclus avec nos cliniques.
La Tunisie participera pour la première fois à la foire de Bagdad, et nous estimons que notre pays pourrait participer à la reconstruction de l’Irak.
J’ai également effectué des visites au Sénégal et au Cameroun où nous avons cerné divers champs de coopération dont la santé, l’enseignement, les TIC et la fabrication des produits pharmaceutiques. Nous comptons soumettre toutes ces questions à l’examen des prochains CMR et planifier le suivi de ces visites, ainsi que celui du périple effectué par le chef du gouvernement en Afrique, et sa récente visite aux Etats-Unis.
De grandes ambitions et des moyens restreints, comment comptez-vous résoudre cette équation ?
Nous sommes conscients que nos moyens ne sont pas importants. Et ce n’est pas dans la situation actuelle que traverse le pays que nous en demanderons plus. Je pense que le chef de l’Etat et le chef du gouvernement concèdent cette réalité mais ils tiennent à doter les représentations tunisiennes des moyens nécessaires pour leur permettre d’effectuer leurs missions dans les meilleures conditions.
Nous essayons d’innover et d’apporter plus d’efficacité à notre méthode de travail. Par exemple, pour la conférence des ambassadeurs de cette année, nous avons innové sur deux plans : Sur le plan méthodologique, nous avons instauré une communication interactive entre les chefs des missions diplomatiques et consulaires et les membres du gouvernement ainsi qu’avec les acteurs économiques. Nous avons démarré cette expérience l’année dernière, et cette année, nous l’avons consolidée. Les ambassadeurs sont sortis du siège du MAE pour la première fois alors que nous sommes à notre 35ème conférence. Nous avons consacré une journée à l’économie et les ambassadeurs ont eu l’opportunité d’entrer en contact direct avec les opérateurs économiques qui travaillent en Afrique et dans le reste du monde.
Nous avons ensuite organisé une session spécifique sur les possibilités de coopération en matière de service, de santé, d’enseignement supérieur et de transport sur l’Afrique, et nous avons invité six ministres tunisiens à interagir avec les représentants du secteur privé présents en Afrique. Ces rencontres ont permis d’identifier les entraves au déploiement de nos opérateurs sur le continent. Les ministres ont pris note, et j’espère qu’à la suite de cette session, nous pourrons, lors d’une réunion interministérielle, prendre les mesures nécessaires, proposer des lois et des nouvelles réglementations pour aider nos opérateurs à mieux réussir leurs opérations sur le marché africain.
La diplomatie économique a été au centre de votre intérêt cette année, comment comptez-vous gérer son efficience ?
Le thème principal de cette année, comme mentionné, a été la diplomatie économique. Pourquoi l’économie? Parce que nous estimons que sur le plan politique, la Tunisie a atteint un certain niveau de stabilité. Il fallait donc mobiliser les ambassades pour participer à l’effort économique et aider l’Etat à relever les défis auxquels il est confronté sur le plan économique. Cette année, 17 membres du gouvernement sont intervenus pour en parler de manière franche et directe.
Nous avons adopté l’approche Davos et ils sont venus exposer les problèmes et parler des obstacles que connait la Tunisie. Ils ont également discuté avec les ambassadeurs de la meilleure approche pour contribuer à la mobilisation des investisseurs étrangers, valoriser le site Tunisie et les inviter à y venir.
Vous savez, nous avons adopté une approche contractuelle en signant des conventions notamment avec le CEPEX qui a mis à la disposition de nos ambassade un budget d’un million 600 de dinars pour permettre à nos ambassades de participer à des foires et assister nos missions économiques qui se déplacent à l’étranger. Nous avons également conclu un accord similaire pour la première fois avec le ministère du Tourisme, pour harmoniser nos actions et pendant la conférence, un troisième accord a été signé avec le ministère de la Culture parce que nous estimons que la culture est une carte fondamentale pour valoriser l’image de la Tunisie à l’international.
Il faut faire un effort supplémentaire sur ce plan-là. C’est ce qu’on appelle la soft diplomatie. La soft diplomatie basée sur deux éléments important : d’abord la Tunisie ancestrale et pérenne dont l’histoire est millénaire et la Tunisie qui vit une transition démocratique unique dans le monde arabo-musulman.
L’image de la Tunisie à l’international n’est pas celle qui correspond le mieux à notre pays…
Vous savez l’une des suggestions que nous avons soumise au Président de la République à l’issue de la conférence des ambassadeurs est de créer un organe de communication pour qu’il y ait une coordination de la Com’ au niveau national et international. Le projet est en discussion et nous espérons le finaliser le plus tôt possible. Il y a un besoin réel d’améliorer la communication interne, parce qu’il faut expliquer à l’opinion publique et aux médias notre rôle et nos positions. Les éclairer sur les raisons qui poussent la Tunisie à prendre une position plutôt qu’une autre, sur les fondements de la politique étrangère tunisienne, et ceci nécessite un travail pédagogique.
Le ministre ne peut pas le faire d’une manière permanente, ni le gouvernement d’ailleurs. Si c’est une agence qui s’en charge et qui soutient le ministère ainsi que le gouvernement d’une façon générale, cela nous permettra de mieux faire valoir nos positions ici et à l’étranger. Et de toutes les manières, partout dans le monde ce mode de communication existe et son rôle est capital pour le rayonnement du pays concerné. J’espère que la création de cette agence se fera dans le plus bref délai.
Nombreuses ont été les rencontres à l’international. Quelles en ont été les plus marquantes ?
D’abord, celles avec l’Europe. En décembre 2016, nous avons organisé le premier sommet entre la Tunisie et l’Union européenne. Le président de la République s’est déplacé à Bruxelles et a prononcé un discours retentissant et historique pour expliquer à nos partenaires européens, les péripéties de l’expérience tunisienne et l’importance de cette expérience et pourquoi elle requiert l’appui de nos amis européens.
Nous avons entamé le 14 juillet dernier une réflexion sur l’avenir de nos relations et de quelle manière elles évolueront durant les 20 à 30 prochaines années. Il s’agit de la vision pour l’avenir de nos relations communes. Chez la plupart des pays européens l’écho de ces échanges a été favorable. Nous comptons redéfinir les contours de nos relations: allons-nous rester dans le modèle EuroMed ou le changer ? Nous ne le savons pas encore, mais nous y réfléchissons et y travaillons.
A l’échelle régionale, depuis les élections 2014, nos relations avec nos voisins ont connu un bond en avant.
Avec l’Algérie, nos relations sont excellentes, multidimensionnelles, politiques, et sécuritaires. Sur le plan économique, nous pouvons mieux faire et nous en sommes conscients. Nous voulons juste identifier les niveaux et créneaux de coopération et de complémentarité dans une optique gagnant/gagnant.
Sur le plan économique, les relations tuniso-algériennes demeurent modestes au vu des accords conclus entre les deux pays. Comptez-vous plaider pour un renforcement de ces relations via des canaux diplomatiques ?
Il y a un effort à fournir des deux côtés pour trouver une formule qui serait satisfaisante pour les deux parties. Pour nous, l’Algérie est un partenaire important, d’abord de par sa proximité mais également en raison des liens historiques et humains qui existent entre les deux pays. Je suis convaincu que nos frères Algériens ont la volonté de développer davantage leur coopération avec notre pays. L’exemple du tourisme l’illustre parfaitement. Cette année près de 2 millions de touristes algériens visitent la Tunisie et c’est un chiffre important. Mais je reconnais qu’il existe encore un potentiel réel en matière de coopération économique.
Qu’en est-il de la crise libyenne et des discussions que vous menez avec l’Egypte et l’Algérie en tant que pays voisins pour identifier les pistes les moins hasardeuses de sortie de crise?
Avec l’Egypte, il y a un regain d’intérêt. Nos relations sont revenues à la normale grâce à la visite du Président de la République au Caire. Auparavant, elles ont connu quelques difficultés. Le président Abdelfattah Essissi est invité en Tunisie. La date de sa venue n’a pas encore été précisée car il appartient aux deux Présidents tunisien et égyptien d’en décider.
Concernant, le dossier libyen, il y a une concertation étroite entre les trois pays. Vous savez que l’Algérie et l’Egypte ont été associées à l’initiative tunisienne, devenue, le 20 février 2017, une initiative trilatérale après la rencontre des trois ministres des AE ici à Tunis. Donc sur le dossier libyen, il existe des échanges permanents. Très prochainement une réunion tripartite aura lieu entre les ministres des AE des trois pays.
Lorsque nous lisons la presse égyptienne ou algérienne à propos des concertations entre l’Algérie et l’Egypte à propos de la crise libyenne, nous avons l’impression que la Tunisie est totalement marginalisée…
Nous ne nous référons pas aux informations publiées par les médias. Seules les déclarations officielles sont déterminantes pour nous. Il n’y a aucune volonté de marginaliser la Tunisie. Discuter de la crise libyenne n’est pas un apanage tunisien. Mais il y a l’initiative tunisienne à laquelle l’Algérie et l’Egypte ont été associés et nous avons organisé des rencontres pour en débattre. L’une a eu lieu à Tunis le 20 février et une autre au début du mois de ramadan à Alger. Une troisième rencontre se tiendra au Caire.
La question que l’on se pose très souvent est si justement vos partenaires algériens et égyptiens sont convaincu de la solution proposée par la Tunisie concernant la Libye ou si ce n’est que des approbations de façade ?
La réunion de Tunis a, le 20 février 2017, défini les paramètres d’un règlement de la crise libyenne. Nous estimons que ces paramètres restent les plus valables. La Tunisie a préconisé dans son initiative le refus de tout recours à une solution militaire, et appelé à une solution politique et inclusive, respectant l’unité de la Libye. Nous avons également réaffirmé le rôle central des Nations unies pour tout règlement de la crise.
L’Algérie et l’Egypte sont concernées par la situation en Libye et nous travaillons ensemble sur des portes de sortie mais il y a également des acteurs internationaux et ces acteurs-là ont un rôle à jouer dans le sens d’une solution définitive à la crise libyenne.
Le Maréchal Haftar a été reçu par nombre de pays en tant qu’acteur important dans la résolution de la crise libyenne, qu’est ce qui explique qu’il ne soit pas venu en Tunisie, pays voisin et très concerné par la Libye ?
Il n y a aucun blocage avec le Maréchal Haftar. La Tunisie l’a invité à venir, maintenant il lui revient de décider quand il peut le faire. Nous l’avons invité parce qu’il représente un acteur important dans la résolution du conflit libyen. M. Haftar a accepté l’invitation et a promis de se rendre prochainement à Tunis. Il a même fait des déclarations extrêmement positives pour ce qui est des positions de la Tunisie.
En matière sécuritaire, il y aurait eu des déclarations du Maréchal Haftar qui dénoncerait un manque de coopération de la Tunisie concernant les Djihadistes tunisiens en Libye et qui pourraient menacer notre sécurité nationale ?
Le Maréchal Haftar réside loin de nos frontières. Il est à l’Est du pays. Il n’a peut-être pas une idée claire et complète sur ce que nous sommes en train de faire ici en Tunisie avec le gouvernement d’union nationale à Tripoli. La coopération sécuritaire existe et a toujours existé et d’une manière permanente. Nous avons récemment reçu le procureur général libyen. Il a vu les ministres de la Justice et de l’Intérieure. Il représente l’autorité suprême sur le plan juridictionnel en Libye et est reconnu par toutes les factions, et ceci est important.
Un sujet reste brûlant, celui de la reprise des relations diplomatiques à leur plus haut niveau avec la Syrie. La Tunisie a été la première à les rompre du temps de la troïka, n’est-il pas temps de réparer le tort fait à ce pays ?
En diplomatie, nous ne faisons pas d’idéologie. La diplomatie doit être axée sur la défense des intérêts propres de chaque pays. Toute action que la Tunisie prend doit se faire en fonction de ses intérêts. Notre pays n’est pas en rupture diplomatique avec ce pays frère, nous disposons d’une mission dirigée par un consul général qui opère à Damas. C’est ce qu’on appelle dans le jargon diplomatique un chargé d’affaires ad intérim, il y a des diplomates, des attachés sécuritaires en contact permanent avec les autorités syriennes. Plusieurs délégations sont parties en Syrie. Le niveau des relations diplomatiques ne semble pas posé de problème particulier pour les deux pays.
C’est parce que les composantes de la société civile en Tunisie estiment que le président de la Troïka Marzouki a causé gratuitement du tort à un pays avec lequel nous avions de bonnes relations et a failli au principe de neutralité de la Tunisie et du non interventionnisme dans les affaires intérieures d’un autre pays.
Beaucoup de personnes partent en Syrie pour des raisons idéologiques afin de soutenir les uns ou les autres. Notre position à nous, en tant qu’Etat tunisien est claire. Nous tenons à ce que l’appareil de l’Etat syrien soit maintenu et à ce que ses institutions soient préservées. Nous souhaitons que le cessez-le-feu établi soit respecté et que les négociations soient relancées pour parvenir à une solution pacifique et mettre fin aux souffrances du peuple syrien.
Avant les élections de 2014, les relations diplomatiques étaient en berne, l’ambassadeur syrien qui n’était pas en poste à Tunis avait été « renvoyé » en 2012 et notre ambassadeur a été rappelé. Nous avons relancé les relations diplomatiques et maintenant nous sommes présents à Damas et si la situation évolue positivement et que les syriens parviennent à une solution pacifique et rétablissent définitivement les choses dans l’ordre, nous serons les premiers à désigner un ambassadeur.
L’essentiel pour la Tunisie aujourd’hui est que la Syrie reprenne sa place dans la région, que les syriens cessent de s’entre-tuer, qu’on cesse d’intervenir dans les affaires syriennes et qu’on laisse les syriens trouver une solution par eux-mêmes. La Syrie a besoin de l’appui de tous les pays frères pour éteindre le feu, il faut aider les syriens et la Tunisie par ses propres moyens bien que limités, et par le biais de sa position au niveau du concert des nations, est en train d’encourager les négociations entre les syriens.
En Syrie, il y a des terroristes, entre autres tunisiens, qui massacrent des populations ! Le premier congrès des amis de la Syrie a été organisé ici même dans la capitale tunisienne. Quelle est la position de la Tunisie aujourd’hui à ce propos ?
Il est plus qu’évident que la Tunisie se place contre toutes les activités terroristes en Syrie. Elle en a été elle-même victime. Ce qui se passe aujourd’hui a détruit et est en train de déchirer la Syrie. Nous nous opposons à tout ce qui peut menacer l’unité de ce pays. On a commis en 2012 l’erreur d’interférer dans les affaires intérieures de ce pays, Mais entre 2012 et 2017 il y a une grande différence. Il y a eu une guerre civile en Syrie, notre position est, comme précisé plus haut, claire : nous tenons à ce que l’Etat syrien soit maintenu et que l’unité de la Syrie soit préservée pour ne pas revivre le drame irakien. Le peuple syrien est souverain et c’est à lui, et à lui seul, de décider de qui le gouvernera.
Entretien mené par Amel Belhadj Ali