A sa nomination comme chef du gouvernement, en août 2016, Youssef Chahed avait deux missions principales: stabiliser la gouvernance du pays et relancer l’économie nationale. Une année après, il est presque au même stade, celui de revoir la liste de son équipe et de nommer de nouveaux ministres.
Logiquement, il est difficile d’évaluer le rendement d’un gouvernement après un seul exercice, mais avec l’évolution accélérée du temps et l’aggravation de la crise multiforme dans laquelle se débat le pays, nous sommes dans une autre logique : Youssef Chahed et son équipe étaient tenus de réaliser de meilleurs résultats que leurs prédécesseurs…
Ils disposaient, lors de leur investiture, d’importants atouts au départ, voire d’une feuille de route facilement réalisable (théoriquement en tout cas) dans la mesure où le plus gros du travail avait été fait par le gouvernement de Habib Essid.
Abstraction faite de la difficulté surmontable de combler, à l’époque, un déficit budgétaire de 5,5 milliards de dinars, Chahed et son équipe avaient “hérité“ des gouvernements précédents d’importants projets lourds mais bien ficelés.
Au nombre de ces derniers figuraient, notamment, une amélioration très nette de la situation sécuritaire dans le pays. Pour preuve, durant toute l’année 2017, le pays n’a pas connu d’attentats dans les villes contrairement lors des gouvernements Habib Essid (I et II). Seul le tragique et isolé assassinat du jeune berger Khalifa Soltani du douar Slatinya, situé au pied des massifs pierreux du centre-ouest de la Tunisie (gouvernorats de Sidi Bouzid et de Kasserine), a été signalé.
Youssef Chahed seul contre tous
Au plan politique, le gouvernement Youssef Chahed, durant cette première année, était un gouvernement isolé, presque sans soutien politique. Il n’était pas du goût des deux partis majoritaires au Parlement, Nidaa Tounès de Hafedh Caïd Essebsi et Ennahdha de Rached Ghannouchi…
Son équipe a rencontré toutes les difficultés inimaginables pour faire adopter les lois, malmenés qu’ils sont comme de vulgaires escrocs. Rached Ghannouchi est même allé jusqu’à ordonner à Youssef Chahed de s’engager à ne pas se présenter à l’élection présidentielle de 2019. Une démarche aussi antidémocratique qu’indécente.
Néanmoins, Youssef Chahed a pu compter sur le soutien de deux poids lourds dans le pays, en l’occurrence le président de la République -qui lui fait confiance- et la centrale syndicale (UGTT), auxquels s’ajoutent bien évidement les bailleurs de fonds (FMI, Banque mondiale, Union européenne…), moyennant certaines conditions.
Youssef Chahed, agitateur de l’ordre social
Au plan social, cette première année du mandat Youssef Chahed est considérée comme un franc succès. Il a réussi là où ces 7 prédécesseurs ont lamentablement échoué. Trois exploits méritent d’être cités.
Pour ne citer que le plus récent, celui d’avoir promulgué une loi historique et pionnière interdisant les violences faites aux femmes. Ce texte, à la fois préventif, curatif et accompagnateur, va libérer la moitié de la population et favoriser les initiatives féminines. Les résultats seront spectaculaires, pensent les observateurs de la Tunisie
Vient ensuite l’exploit de s’être attaqué à la corruption qui gangrène tous les secteurs du pays. L’enjeu était de taille. Le moment était bien choisi pour moraliser l’économie et les rouages de l’Etat. Cette guerre gagnerait toutefois, comme le souhaitent toutes les personnes imbues de bon sens, d’être soutenue par des institutions, voire d’être institutionnalisée.
Le dernier exploit et non des moindres consiste en l’aptitude du gouvernement Chahed à pacifier les zones qui ont connu des mouvements sociaux, s’agissant du bassin minier dans la région de Gafsa, des îles Kerkennah avec l’affaire de Petrofac, du Kamour à Tataouine et de Fawar dans la région de Kébili.
Au regard des résultats positifs enregistrés (accords satisfaisants pour toutes les parties), le gouvernement Chahed a porté des coups mortels à ses éventuels concurrents politiques qui avaient attisé et soutenus ces mouvements. Dans cette perspective, le tandem Nidaa Tounès-Ennahdha a de fortes raisons de craindre les retombées de tels succès.
Chahed avait pourtant d’excellents atouts
Au plan économique, Youssef Chahed avait reçu en héritage :
- un projet de loi de finances 2017 fin prêt,
- un calendrier précis pour l’organisation, fin novembre 2016, de la Conférence internationale sur l’investissement “Tunisia 2020“,
- un projet de loi sur l’investissement fin prête,
- une feuille de route de grands projets à réaliser sur cinq sur ans (13ème Plan de développement 2016-2020),
- un projet de loi sur la création d’une agence spécialisée dans la gestion de la dette fin prête -du moins si on croit l’ancien ministre des Finances, Slim Chaker,
- un projet de loi-cadre sur le budget devant consacrer de juré la gestion budgétaire par objectifs (GBO),
- un crédit du FMI de 2,9 milliards de dollars accordé à la Tunisie en mai 2016, sur quatre ans avec un taux d’intérêt de 2%.
Toujours au rayon de l’économique, Youssef Chahed a tiré profit de la reprise de deux secteurs exportateurs (tourisme, phosphate) et d’une bonne pluviométrie avec comme corollaire l’accroissement de la production agricole.
Selon des statistiques officielles, tous ces facteurs ont concouru pour réaliser, durant le premier semestre 2017, un taux de croissance de 1,9%, contre 1% seulement pour tout l’exercice 2016. Ce qui constitue une nette avancée.
Autres réalisations à l’actif du gouvernement Chahed, le succès de la conférence Tunisia 2020 qui a amélioré, de manière significative, la visibilité du site Tunisie. Cette manifestation a permis d’identifier et de retenir le financement de projets publics, de projets en partenariat public-privé (PPP) et de projets privés pour plus de 34 milliards de dinars dont 19 milliards sous forme de promesses et 11 milliards sous forme d’engagements fermes.
Des réalisations et des ratages
Sur l’ensemble des projets hérités, trois, c’est-à-dire les plus faciles, ont été menés à terme: la loi de finances 2017, Tunisia 2020 et l’adoption de la loi sur l’investissement.
Les autres projets -dont celui de la loi sur la protection des deniers publics (loi-cadre sur le budget) et sur la création d’une agence de Trésor- ont été reportés.
Pourtant, au regard des fortes pressions exercées sur les finances publiques (urgence de rationaliser les dépenses) et au regard de l’endettement excessif du pays (plus de 85% du PIB si on additionne la dette publique, la dette privée, les garanties de l’Etat…), ces projets de loi étaient prioritaires et auraient dû bénéficier de l’intérêt requis.
Des difficultés, il y en a eu…
Même les projets adoptés ont été réalisés dans des conditions malheureuses avec des effets collatéraux catastrophiques, l’équipe gouvernementale ayant rencontré moult difficultés.
Ainsi, le bras de fer qui avait opposé, lors du débat sur la loi de finances 2017 -l’UGTT et le gouvernement à propos du refus de cette dernière de reporter les augmentations salariales et dont la centrale syndicale est sortie triomphante- a eu pour conséquence la remise à plus tard du versement de la deuxième tranche du crédit du FMI.
Ce report a obligé le gouvernement à recourir à l’emprunt interne (émission de bons de trésor assimilables), à la planche à billet avec ses effets inflationnistes et à la sortie sur les marchés financiers privés internationaux pour emprunter 850 millions d’euros au fort taux de 5,625%.
Et comme un malheur n’arrive jamais seul, la ministre des Finances de l’époque, Lamia Zribi, commet la bourde, en pleines négociations avec le FMI, d’annoncer, au mois d’avril 2017, une possible dépréciation du dinar, ce qui a fait chuter la monnaie nationale à ses plus bas niveaux par rapport aux monnaies d’investissement et d’endettement (dollar, euro…). Une dégringolade qui a obligé la Banque centrale de Tunisie d’intervenir et de venir en aide du marché financier tunisien face à la nouvelle donne, et ce notamment en injectant, en une seule journée, 100 millions de dinars.
Cette chute du dinar a impacté l’investissement, et l’effet d’annonce de la promulgation des textes d’application de la loi sur l’investissement (1er avril 2017) a été gommé et annihilé par la décision de la BCT d’augmenter, un mois après et à deux reprises, le taux d’intérêt directeur de 4,5% à 5%.
Avec du recul et pour revenir à la bourde de Lamia Zribi, les observateurs des finances du pays parlent de mise en scène de mauvais aloi et pensent que la ministre a été chargée de cette mission de sacrifice. Sinon comment expliquer que trois mois après son limogeage et en cette période où il y a une forte demande sociale pour la non tolérance vis-à-vis de l’impunité, cette personne (Lamia Zribi), qui a porté un énorme préjudice à l’économie du pays et au pouvoir d’achat du citoyen, soit nommée à la tête d’une institution hautement stratégique, l’Institut national de la statistique? Il y a apparemment anguille sous roche.
Le maillon faible de Youssef Chahed, son équipe
Last but not least, parmi les failles que les observateurs de la chose tunisienne reprochent à l’équipe du gouvernement Youssef Chahed figurent: son hétérogénéité, le mauvais rendement de certains de ses ministres et le cynisme avec lequel il a limogé Abid Briki et Néji Jalloul. Ce dernier a été limogé la veille du 1er mai –Fête du travail- pour faire plaisir à des syndicalistes bandits sans aucun rendement. Sa tendance à fermer les yeux sur les démêlés de ses amis ministres avec la justice est le moins qu’on puisse dire scandaleuse et inacceptable.
Au final, on peut dire que le bilan de la première année du mandat Youssef Chahed est globalement positif même si la manière n’y était pas toujours au rendez-vous.
Le sondage du cabinet de Sigma Conseil (4 août 2017) qui a révélé que 81% des Tunisiens sont «satisfaits du rendement de Youssef Chahed» est conjoncturel et passager et n’est nullement une science exacte. Les Tunisiens, par essence versatiles, peuvent changer d’avis à tout moment. Alors inutile de crier victoire très tôt. Le chemin est encore long, bien long.