Le rôle de la société civile a pris de l’ampleur dans la Tunisie post-14 janvier. Les associations plaident pour la préservation des acquis républicains de la Tunisie et la lutte contre toutes velléités de retour en arrière face à une montée alarmante des mouvements rétrogrades.
Parmi les groupements les plus importants, celui de la Coalition des femmes de Tunisie.
Entretien avec Ayda Ben Chaabane, présidente.
WMC : Pourquoi une coalition de femmes? Pensez-vous que vous pouvez être plus efficaces en vous unissant autour d’un projet fédérateur?
Ayda Ben Chaabane : Le réseau Coalition pour les Femmes de Tunisie a été édifié par une pléiade d’activistes (femmes et hommes) dans la société civile. Il est composé de présidentes et de présidents d’associations de différentes natures (droits, élections, culture, éducation, démocratie participative, employabilité, santé, etc.) avec pour référentiel les droits humains universels et l’égalité totale entre femmes et hommes.
L’objectif de notre coalition est de traiter la cause féminine sur tous les plans et à travers différents volets. Il est évident que le rôle des femmes tunisiennes dans l’édification d’un projet sociétal progressiste est d’une importance fondamentale. Les femmes ont été et depuis toujours l’essence même de la Tunisie éclairée et combative. Ces femmes ont œuvré, depuis l’indépendance, pour l’édification des institutions de l’Etat tunisien moderne autant que les hommes.
Quelles les actions les plus importantes réalisées par la coalition ?
L’une des actions les plus retentissantes fut la mobilisation des plus importants actants de l’espace public (associations, organisations nationales et commissions femmes des partis démocrates) en 2012 pour contrecarrer l’article de la complémentarité et exiger la parité dans la nouvelle Constitution. Ce qui fut grâce au militantisme de milliers de citoyennes et de citoyens qui ont adhéré à cet appel citoyen et ont consacré cette victoire.
Un front de femmes est né, «Hrayer Tounes», qui resta mobilisé tout au long de la rédaction de de la Constitution et qui empêcha, grâce à cette merveilleuse solidarité féminine, les dérapages dangereux par rapport à tout ce qu’on voulait imposer par la force dans notre chère patrie.
Doté d’une vision nouvelle qui allie le théorique (recherche, plaidoyer) et travail sur le terrain, le réseau, à travers ses différentes associations sur tout le territoire, a toujours agi sur deux plans: le conjoncturel (sensibilisation, formations, actions) pour les différentes élections législatives surtout, et pour la nomination de femmes dans les postes de décision. Il a aussi travaillé sur le plaidoyer pour la parité verticale et horizontale dans la loi électorale (2014, 2015).
Le réseau coalition des femmes peut se targuer de revêtir une dimension pratique et concrète à travers des recherches-actions faites sur tout le territoire afin de déterminer l’état des lieux par rapport aux attentes et besoins des femmes sur tout le territoire et élaborer une stratégie dont l’impact est réel sur la condition féminine dans notre pays.
Les rapports que nous avons établis après études sur terrain ont permis de réaliser que le vrai problème en Tunisie est celui d’une mentalité patriarcale ancrée dans le tissu social et la psychologie collective. Les structures mentales sont très complexes et révélatrices dans le sens où dans certains pans de notre société, on n’a pas encore pris conscience de l’importance des rôles des femmes dans la dynamique sociopolitique et économique.
Gagner des batailles législatives pour promulguer des lois demeure insuffisant si un travail de fond de conscientisation des hommes et des femmes et de renforcement des capacités n’est pas réalisé. Cet objectif ne pourrait être atteint qu’en diversifiant les moyens de communication et d’actions dont les plus importantes sont celles de la culture, de l’éducation et du renforcement économique.
C’est donc à travers des actions citoyennes faites avec des femmes des régions et des quartiers populaires, des formations des jeunes des régions et des débats avec ces derniers que le réseau arrive à classer son échelle de priorités et son plan d’action.
Pensez-vous que l’intelligentsia tunisienne a failli dans son rôle de préservation des acquis de la Tunisie républicaine et l’a fragilisée, la laissant en pâture aux obscurantistes porteurs d’un projet rétrograde?
L’intelligentsia tunisienne, malgré l’effort qu’elle consent, demeure incapable de trouver le mode de communication le plus efficace mais surtout le plus crédible avec le peuple. Il y a un immense gouffre entre les préoccupations des citoyens et celles de certains intellectuels.
Alors que le rôle fondamental du leadership aussi bien politique, économique que culturel est de traduire ces préoccupations sous forme de propositions constructives capables de changer la donne, il n’en est rien dans la réalité. Ceci dit, nombreux sont les projets innovants et créatifs mis en place. Leur impact est incontournable, ils sont pour la plupart culturels et liés à l’employabilité.
Par ailleurs, l’ambition politique de certains «intellectuels» fausse souvent le débat central, à savoir l’édification de la deuxième République, ses valeurs et son mode de fonctionnement. Nous assistons parfois au détournement de ce débat dans un esprit de consensus qui sème la confusion et fragilise une Tunisie que nous voulons libre, juste, progressiste, égalitaire et souveraine.
La coalition se prépare aux élections municipales. De nombreuses femmes seront formées et soutenues pour être candidates dans différentes régions du pays et dans le Grand Tunis. Ceci étant, la coalition a démarré ce travail depuis deux ans à travers des formations dans plusieurs régions sur les municipales et la gouvernance locale.
Comment voyez-vous le rôle des femmes dans la prochaine étape d’une transition qui a trop duré ?
Comme je l’ai déjà souligné, la préservation des acquis des femmes tunisiennes est une tâche de longue haleine, car quoiqu’on dise, notre pays est encore tiraillé entre un projet rétrograde et obscurantiste et un autre progressiste.
Ce qui pose problème ? C’est la composition parlementaire et la Constitution de la deuxième République elle-même qui est implosée par des articles qui prêtent à confusion dans la mesure où ils peuvent être interprétés de différentes manières, d’où la nécessité de procéder à un travail de fond pour que les femmes tunisiennes demeurent les garde-fous d’une République où l’Etat de droit consacre la citoyenneté totale entre femmes et hommes.
Quelle est la responsabilité des partis politiques dans le marasme actuel dans lequel se débat le pays ?
Le paysage politique en Tunisie est un paysage désolant. L’effritement des démocrates en est le signe le plus frappant. Le niveau des débats publics basé sur le nivellement par le bas ne fait que renforcer le dégoût et l’indifférence des citoyens lambda par rapport à la chose publique. Nous y observons des coalitions contre nature, des traîtrises, des manipulations, des diversions, des hostilités et des discours dans des institutions de l’Etat qui ne font pas honneur à la Tunisie.
En effet, critiquer rime parfois avec lyncher: une image que certains médias ne cessent de promouvoir et qui ont un effet dévastateur sur l’ensemble du peuple tunisien et spécifiquement sur les jeunes qui ont besoin d’avoir des repères et de recevoir des messages rassurants, motivants et surtout inspirants par ceux et celles qui les représentent.
Pour cette raison, les leaders politiques doivent être conscients des répercussions de chaque discours et de chaque action qu’ils engagent sur les citoyennes et les citoyens. Je ne veux pas généraliser car certains se démarquent du lot et n’inspirent que le respect.