Le dernier communiqué émis par le Conseil de l’Ordre des ingénieurs tunisiens sur les établissements universitaires privés, dont les diplômés seront désormais enregistrés en exclusivité dans le tableau de l’Ordre et autorisés à exercer le métier d’ingénieur, a jeté un pavé dans la mare des eaux stagnantes des réformes de l’enseignement supérieur, qui sont remises en boucle aux calendes grecques et tardent à venir.
L’onde de choc n’a pas failli à l’un de ses principaux objectifs escomptés, qu’est l’amorce d’un dialogue sociétal sur l’éducation des générations futures et en particulier celle des ingénieurs qui se veulent bâtisseurs de la deuxième République.
Pour commencer, essayons de défaire ce nœud gordien (plutôt que de le sabrer) pour éclairer le grand public, au-delà des réactions précipitées, des attitudes hautaines et des postures menaçantes affichées par les moguls du business de l’enseignement supérieur et de certains égos malmenés, qui croient encore, en l’an 2017, que chercher des reconnaissances auprès des instances étrangères les dispense de dialoguer et de coordonner leurs actions avec la plus grande corporation du pays, mandatée par l’État par la force de la loi pour organiser tout un métier, qui, du moins qu’on puisse dire, revêt un caractère stratégique et de premier ordre pour le développement du pays.
L’histoire commence lorsque l’État a concédé au capital privé d’opérer dans des secteurs qui étaient jusque-là la chasse gardée des pouvoirs publics, dont le secteur de l’enseignement. Après la première génération des pionniers de l’enseignement privé en Tunisie, qui ont voulu se démarquer par la qualité de leurs prestations, destinées principalement à une clientèle huppée, par rapport au secteur public -destiné au commun des mortels tunisiens et dont la dégradation ne cessait de s’aggraver depuis-, sont entrés sur scène des nouveaux opérateurs d’une oligarchie naissante, qui ont découvert ce nouveau business juteux et ont voulu aussi mettre la patte dans la pâte.
Dans ce contexte, rappelons-nous l’affaire de l’école internationale de Carthage dont les principaux protagonistes étaient l’ex-régente de Carthage et la veuve d’un leader historique palestinien. L’administration répondait alors à l’appel pour verrouiller le secteur et réserver le gâteau pour un cercle bien select, jouissant de bonnes assises financières et du soutien des politiques, alors en place.
Après l’avènement de la révolution et le relâchement de l’État, les privilèges illicites réservés à l’élite d’antan se sont démocratisés et on a assisté à des établissements privés qui poussent partout comme des champignons.
Aujourd’hui, il est tout à fait possible à des parents lambda d’inscrire leurs progénitures, qui ont mal réussi leur bac, dans une école supérieure privée, qui occupe un appartement exigu et qui délivre en fin de cursus un diplôme reconnu d’ingénieur (tenez-vous bien) en mécanique-avion.
Il est aussi tout à fait possible à des professionnels en exercice, qui travaillent pas moins de neuf heures par jour et qui veulent faire un saut de carrière, d’obtenir des diplômes d’ingénieur moyennant bien sûr quelques dizaines de milliers de dinars, alors que les élèves-ingénieurs dans les écoles d’ingénieurs publiques bossent jour et nuit et peinent à crever pour décrocher leurs diplômes d’ingénieurs.
Des questions pertinentes et brûlantes s’invitent alors à nos esprits:
1- Voulons-nous sélectionner les élites qui prendront demain les commandes de notre pays selon leurs capacités intellectuelles ou selon les comptes bancaires de leurs parents ?
2- Voulons-nous instaurer le principe sacro-saint d’équité entre nos jeunes en uniformisant les conditions pour l’accès à la formation et l’obtention du titre d’ingénieur dans le secteur privé et public ?
3- Voulons-nous que l’ingénierie dans notre pays reste un métier qui attire l’élite intellectuelle dans notre pays comme partout dans le monde ou génératrice de médiocrité ?
4- Voulons-nous préserver la crédibilité du titre d’ingénieur tunisien, qui reste l’une des compétences les mieux prisées à l’étranger ?
5- Voulons-nous préserver l’école publique pour garantir que l’ascenseur social ne tombe pas définitivement en panne dans notre pays ?
La longue révolte du ras-le-bol des étudiants des écoles d’ingénieurs publiques en 2014-2015, qui a tenté de briser le silence sur ces aberrations, a été contenue en toute sagesse par l’Ordre des ingénieurs et par un ministre-enseignant, qui a formé des générations d’ingénieurs dans le haut lieu de l’ingénierie en Tunisie. Un comité a été alors instauré et a abouti, après avoir longuement siégé et débattu, à des résolutions fortes destinées à endiguer le fléau dévastateur dans le secteur de la formation de l’ingénieur. Jusqu’au jour d’aujourd’hui, aucune de ces résolutions n’a été mise en exécution. Des indiscrétions nous font croire que ce ministre fut délogé de son département par des lobbys qui n’arrivaient pas à le contenir et qui craignaient pour ainsi dire pour leurs intérêts.
Aujourd’hui l’Ordre des ingénieurs est déterminé à remplir pleinement sa mission dans l’organisation, la préservation et le développement du métier de l’ingénieur dans notre pays et cela inclus nécessairement la formation de l’ingénieur.
Son action ne cible aucune personne ni aucune entité et surtout pas le secteur privé (n’oublions pas que les universités privées aux USA sont des viviers de talents, des incubateurs de prix Nobel et des précurseurs des avancées technologiques). Les établissements tunisiens qui se targuent de la qualité de leurs prestations gagneraient à jouer la transparence et à mettre main dans la main avec l’OIT pour endiguer la médiocrité envahissante dans le secteur de la formation des ingénieurs au lieu de s’accrocher à des interprétations hasardeuses de la loi.
PS: Cet article ne reflète qu’un point de vue personnel, seuls les communiqués officiels reflètent les positions du Conseil de l’Ordre des ingénieurs.
Ing. Msc. Chokri Aslouj, membre du Conseil de l’Ordre des ingénieurs tunisiens
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