Un regard d’ensemble sur les structures des dix gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays, depuis le soulèvement du 14 janvier 2011, montre qu’au plan institutionnel aucune équipe gouvernementale ne s’est engagée de manière déterminée en matière de lutte contre la corruption, la malversation et l’enrichissement illicite.
Zoom sur une tendance qui continue en dépit des apparences.
Les quelques initiatives prises, jusque-là, pour combler ce vide institutionnel sont très timides et sont destinées plus à absorber la colère de la population qu’à éradiquer, véritablement, ces fléaux. Pourtant, la lutte contre la corruption est un des objectifs majeurs de “la révolution”, et même du Document de Carthage suite auquel Youssef Chahed avait été nommé pour diriger un Gouvernement d’union nationale.
Ainsi, si les gouvernements Hamadi Jebali et Ali Larayedh lui ont consacré tout un ministère, celui de Mehdi Jomaa lui a réservé juste un secrétariat d’Etat, tandis que les premiers gouvernements de Habib Essid l’ont abandonné complètement avant de se rattraper lors du troisième ou quatrième gouvernement (une année après son investiture) en nommant, au mois de janvier 2016, Kamel Ayadi ministre de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption.
Ce peu d’intérêt pour ce département semble obéir à une volonté politique visant à abandonner progressivement ce département et le rôle que doit jouer l’Etat dans ce domaine.
Au plan de la forme, il est facilement perceptible à travers la tendance fâcheuse des dix gouvernements à délester, chaque fois, sa dénomination du terme “corruption“ et à le noyer dans l’appellation générale de “gouvernance“.
A preuve, au temps de Jebali, le département en charge du dossier était dénommé «ministère de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption». Au temps d’Ali Larayedh, il devient «ministère de la Gouvernance et de la Lutte contre la malversation», et avec Mehdi Jomaa, «secrétariat d’Etat chargé de la Gouvernance et de la Fonction publique».
Aversion de Youssef Chahed pour l’institutionnalisation
Les gouvernements de Youssef Chahed 1 & 2 n’ont pas échappé à la règle. Des observateurs ont décelé chez le jeune chef du gouvernement la tendance à ne pas institutionnaliser la lutte contre la corruption.
Dans le premier gouvernement, cinq mois seulement après son investiture, Youssef Chahed limoge son ministre de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, en l’occurrence Abid Briki. Pis, Chahed décide de supprimer totalement ce ministère et de le rattacher comme un vulgaire service à son cabinet.
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Dans son deuxième gouvernement qu’il vient de nommer à la faveur du récent remaniement, on a remarqué l’absence d’un département dédié exclusivement à la gestion et à la coordination de la lutte contre la corruption. Cette même lutte dont Youssef Chahed en a fait pourtant son cheval de bataille, en menant, fin mai, une opération coup de poing contre une dizaine de corrompus et de contrebandiers -ce qui lui a valu le plébiscite de la population (plus de 79% des Tunisiens se déclarent satisfaits de son engagement dans cette lutte selon un sondage de Sigma).
En dépit de l’effet d’annonce généré par l’arrestation de plusieurs contrebandiers et blanchisseurs d’argent, des parties doutent de l’efficience de l’action menée par le jeune chef du gouvernement et conditionnent son succès à son institutionnalisation.
Appel des experts et du FMI à institutionnaliser cette lutte
C’est dans cette perspective que plusieurs partenaires et parties influentes -en Tunisie et à l’étranger- ont recommandé au gouvernement Chahed d’institutionnaliser, au plus vite, cette lutte contre la corruption.
Au premier rang de ces partenaires, figure le Fonds monétaire international (FMI). Dans une récente missive à l’adresse de l’opinion publique tunisienne, le Fonds déclare “avoir engagé les autorités tunisiennes à rendre opérationnelle le plus rapidement possible la Haute autorité de lutte contre la corruption”.
Vient ensuite Kamel Ayadi, président du Haut comité du contrôle administratif et financier (HCCAF), qui est en même temps un éminent expert international en matière de lutte contre la corruption. Interpellé sur la campagne menée par Youssef Chahed contre la corruption, M. Ayadi a fait récemment cette déclaration à un magazine de la place: «Personnellement, je considère que c’est une excellente chose. C’est une étape importante. Elle marque la fin de l’impunité. Elle promet beaucoup, d’autant plus qu’elle commence à bénéficier du soutien d’importants pans de la société, particulièrement de la justice -même si ce dernier soutien ne s’est pas confirmé de manière nette».
«Néanmoins, poursuit-il, l’idéal serait de l’institutionnaliser. Cette campagne gagnerait à s’appuyer sur des institutions (Inluc, Hccaf, Cour des comptes, Cour de discipline financière, audits internes et externes, instances de prévention de la corruption…), à légiférer en amont et à faire en sorte que la corruption soit une exception et non plus la règle».
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La justice s’est également prononcée à ce sujet. Intervenant dans le cadre d’une atelier sur “La corruption: complexité et modalité d’action”, l’ancien juge près du Tribunal administratif, Ahmed Souab, s’est dit déçu de l’absence d’un portefeuille ministériel ou secrétariat d’Etat chargé du dossier de la corruption dans la nouvelle composition gouvernementale.
Il a relevé l’absence de volonté politique de lutter contre la corruption, surtout que les partis traitent la question sur la base de “calculs politiques”.
Le magistrat frondeur déplore la non-exécution des jugements émis par les tribunaux en matière de lutte contre la corruption, ce qui représente pour lui une des formes de corruption.
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Des pistes à explorer pour y remédier
Pour remédier ce manque à gagner généré par la non-institutionnalisation de la lutte contre la corruption, Kamel Ayadi et Ahmed Souab proposent des pistes à explorer.
Le premier suggère l’organisation d’une conférence nationale sur la corruption, la création d’une Instance nationale de lutte contre la corruption (Instance prévue par l’article 130 de la Constitution) et l’accélération de la promulgation des textes d’application de la loi sur la protection des dénonciateurs.
Ahmed Souab recommande, quant à lui, le renforcement de l’arsenal législatif régissant la lutte contre la corruption, à travers l’adoption, en toute urgence, des projets de loi soumis actuellement au Parlement et concernant le sondage d’opinion, la transparence et l’enrichissement illicite.
Quant à nous, nous pensons que les initiatives prises, jusque-là, pour lutter contre la corruption demeurent insuffisantes et ne peuvent en aucune façon ni démanteler l’ancien système de corruption ni combattre les nouveaux aspects de ce fléau avec l’efficience requise.
Moralité: nous sommes toujours au stade zéro en matière de lutte contre la corruption tant que cette lutte n’est pas soutenue par des institutions crédibles. Il risque de donner un message contreproductif aux investisseurs, bailleurs de fonds et autres partenaires de la Tunisie.
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