Pour ou contre la loi sur la réconciliation nationale, en l’occurrence celle adoptée mercredi 13 septembre à l’ARP et qui concerne les hauts commis de l’Etat condamnés depuis 2011 pour avoir exécuté des ordres venus d’autorités supérieures? Ces hauts fonctionnaires n’en ont pas tiré profit mais ont été jugés et condamnés pour délits de discipline. Devons-nous en faire des parias ou pardonner?
Entretien avec Ahmed Manaï, victime d’exactions à l’ère Ben Ali et ancien consultant auprès de l’Organisation des Nations Unies (ONU).
WMC: Vous avez, durant l’ère Ben Ali, été torturé, emprisonné et exilé. Vous n’avez pas été dédommagé et vous ne l’avez pas demandé. Pensez-vous que 7 ans après le 14 janvier les temps sont venus pour passer à autre chose et oublier les blessures du passé?
Ahmed Manaï: Pour la vérité et pour l’histoire, je dois rappeler que mes démêlés avec le pouvoir du temps du président Ben Ali, qui ont conduit ma famille à vivre certaines situations très désagréables, ont commencé avec l’incarcération et la condamnation de mon fils Bilal, âgé à l’époque de 15 ans, à 26 mois de prison. Bilal a été arrêté à la plage de Sahline-Monastir en compagnie d’une trentaine de scouts, jeunes et moins jeunes, au lendemain des explosions qui avaient secoué certains hôtels de la région au mois d’août 1987.
Il s’est avéré par la suite que ces explosions étaient le fait du MTI (Mouvement de tendance islamiste) et, des années après, que ce camp, à l’instar d’autres dans de nombreuses régions du pays, était organisé par ce même MTI qui avait la haute main sur le mouvement scout en Tunisie et qui avait instrumentalisé ces adolescents et ces jeunes dans ses projets malsains.
Il en fut de même en 1991, quand ce même pouvoir avait arrêté une seconde fois Bilal et sa sœur Amira, âgée à l’époque de 14 ans pour «appartenance à association interdite», alors que c’était mon activisme à l’étranger qui commençait à le gêner.
Pour le reste, j’avais défendu le MTI et ses militants depuis 1981 et jamais je n’ai été inquiété ou si peu.
Et c’est d’un commun accord que les sept membres de la famille ont décidé de passer à autre chose et de pardonner. Personnellement j’ai pardonné au président Ben Ali bien avant qu’il ne me le demande en 2013, mais je ne pardonne pas à Rached Ghannouchi, coresponsable des malheurs de la Tunisie et de nombreux Tunisiens, qui n’a même pas le courage de reconnaître ses torts.
L’absence d’une évaluation objective de l’histoire post-coloniale de la Tunisie ne prive-t-elle pas le peuple de connaître des vérités qui pourraient lui permettre de comprendre tous les faits majeurs depuis 1956?
Merci d’avoir utilisé “vérités” au pluriel, un peu à la Djalal ad-Din Rûmi. «La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s’y trouve», parce qu’en fait il n’y a de vérité que celle qui procède de la science. Et encore, elle est souvent mise en doute.
Ce concept du peuple me gêne un peu parce que l’extrême majorité des gens se préoccupe surtout du quotidien et n’a que faire du passé, bon ou mauvais, agréable ou désagréable. Mais passons. Les Tunisiens ont besoin de connaître un peu leur histoire surtout celle «des faits majeurs depuis 1956» comme vous le dites. Mais à qui incombe cette mission? Sûrement pas à l’IVD, à tout autre organisme officiel ou à une ONG financée par un pays ou un organisme étranger.
Il y a des historiens, des chercheurs universitaires, des écrivains et des journalistes d’investigation dont la vocation est de nous éclairer sur les coins et recoins de notre passé. Quand je dis ‘journalistes d’investigation’, je pense surtout à ceux qui sont de la trempe d’un Pierre Péan qui a enquêté sur le grand pillage d’Alger en 1830 et produit «Main basse sur Alger».
Il y a aussi les archives nationales et les témoignages des gens, responsables politiques et syndicaux, et autres militants associatifs ou simples citoyens qui ont vécu ou participé à certains événements.
Depuis 2011 beaucoup de gens ont parlé, témoigné et écrit sur les événements du passé récent ou lointain. Malheureusement pour la plupart de ces derniers, leurs œuvres ont été souvent des œuvres d’auto-justification, fuyant toute responsabilité dans les événements auxquels ils étaient associés, rejetant la responsabilité sur l’autre, en l’occurrence Bourguiba ou Ben Ali, et eux, super ministres ou putschistes, leurs innocentes victimes.
J’ajoute enfin que l’histoire ne s’écrit pas à chaud et dans le feu de l’action, et qu’il faudrait donner du temps à nos historiens et à nos chercheurs pour accomplir leur devoir. Ceci dit, je suis agréablement surpris en découvrant ces dernières années l’immensité du travail qui a été fait par nos historiens et d’autres, mais qui est mal connu parce que peu vulgarisé par les médias ou difficile à instrumentaliser dans les querelles politiques.
Que pensez-vous de la loi sur la réconciliation nationale? L’approuvez vous ou bien pensez-vous qu’elle n’est pas arrivée au bon moment?
Je ne suis pas juriste et ma position est celle d’un simple citoyen, épris de justice mais aussi écœuré par la situation de nombre d’anciens responsables politiques et administratifs malmenés depuis 7 ans.
Il semblerait que cette loi amnistie seulement les responsables administratifs qui ont appliqué des ordres ou consignes de leurs supérieurs sans jamais en profiter personnellement. Si tel est le cas, je suis personnellement pour, et j’aurais souhaité qu’elle soit passée depuis longtemps et qu’elle soit appelée “loi d’amnistie” et non “de réconciliation”.
Un dernier mot enfin : si dans dix ans nous sommes conduits à juger les délits et crimes analogues qui se sont produits ces 7 dernières années, nous mettrons un siècle à le faire, parce que le système continue de plus belle.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali