C’est une véritable bombe à retardement que le ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi, vient de lâcher, en révélant, le 8 septembre 2017 à Tunis, que le taux d’analphabétisme en Tunisie a atteint les 18%.
Décryptage dans le jargon de l’UNESCO : près de 2 millions de Tunisiens ne savent ni lire, ni écrire, ni compter.
En plus clair encore, après 61 ans d’indépendance, quelque 2 millions de nos concitoyens n’ont jamais été à l’école et n’ont jamais reçu, selon le référentiel mondial, l’Unesco, une «éducation fondamentale», principalement centrée sur les compétences en lecture, en écriture et en calcul”.
Pour revenir sur ce taux de 18%, on peut tout simplement dire qu’il s’agit d’un chiffre effrayant lorsqu’on sait que le monde, de nos jours, est un monde de signes, scriptural, intelligible et numérisé.
Pis, plusieurs sociologues, dont Abdessatar Sahbani, avancent que ce taux officiel est loin de refléter la réalité. Le véritable taux avoisinerait les 37 et 40% si on leur ajoute les illettrés.
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Toujours d’après l’Unesco, une personne illettrée est une personne qui a été scolarisée mais l’apprentissage qui lui a été inculqué ne l’a pas aidé à maîtriser l’acte de lecture et l’acte d’écriture. Ils ont été perdus faute de pratique, par désocialisation ou aliénation (emploi dégradant).
Le poids des illettrés est aussi important que les analphabètes
L’illettrisme dans notre pays est perceptible à travers la déscolarisation. En Tunisie, quelque 100.000 élèves et écoliers abandonnent, chaque année, leur scolarité. Ce qui revient à dire au final que l’analphabète et l’illettré sont sur un pied d’égalité. Tous deux ne savent ni lire, ni écrire, ni compter. Résultat: tous deux rencontrent les pires difficultés pour se faire embaucher et mener une vie décente.
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Plus grave encore, le pays ne compte pas en conséquence 2 millions d’analphabètes comme l’a révélé le ministre des Affaires sociales, mais bien plus, entre 3 à 4 millions si on leur ajoute les illettrés. C’est énorme. C’est un véritable désastre pour un pays de 11 millions d’habitants.
Au regard de ces chiffres alarmants, il semble qu’on ne parle pas de la même Tunisie, surtout pas de cette Tunisie qui est constamment citée dans les sphères internationales comme un pays avant-gardiste en matière d’éducation de ces jeunes.
A l’origine de cet analphabétisme/illettrismes, les sociologues citent le désengagement de l’Etat, le mauvais rendement de l’enseignement, la pauvreté, la précarité, la ruralité et les problèmes sécuritaires: «si l’école se trouve à une douzaine de kilomètres de la résidence de l’élève, la sécurité n’est pas toujours garantie», relèvent-ils.
L’alphabétisation des adultes, une priorité de la Tunisie postcoloniale
Pourtant, durant les années 60 et 70, le gouvernement tunisien a entouré d’une forte sollicitude la lutte contre l’analphabétisme. Au plan institutionnel, tout un office avait été consacré à cette question. Des centres d’éradication de l’analphabétisme avaient été créés dans tous les chefs-lieux des délégations. Un encadrement spécial et des programmes spéciaux de formation furent conçus à l’intention d’analphabètes.
Des journaux spéciaux furent même confectionnés en leur faveur. Le résultat fut spectaculaire. Des centaines de milliers de Tunisiens ont pu rattraper le temps perdu et appris à lire un journal, à rédiger leur courrier et à suivre les études de leurs enfants grâce à cette stratégie de lutte contre l’analphabétisme.
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Les Tunisiens de mon âge se rappellent encore le spectacle d’adultes, hommes et femmes, un cahier à la main, se rendre aux centres d’alphabétisation après les heures du travail. C’était tout simplement très beau. C’était la belle époque. C’était la belle Tunisie.
C’est qu’à l’époque, la Tunisie était en parfaite harmonie avec les grandes réformes universelles dont celles initiées pour lutter contre l’analphabétisme.
Dans les années 1960-1970, combattre l’analphabétisme était considéré, dans le monde entier, comme une condition nécessaire de la croissance économique et du développement national.
En 1965, le Congrès mondial des ministres de l’Education sur l’élimination de l’analphabétisme avait mis en avant “le lien existant entre alphabétisme et développement“, et proposé pour la première fois ce qu’il a appelé “le concept d’alphabétisme fonctionnel”. En vertu de ce concept, «l’alphabétisation est considérée non comme une fin en soi mais comme un moyen de préparer l’homme à un rôle social, civique et économique qui va au-delà des limites de la forme rudimentaire de l’alphabétisation consistant simplement à enseigner la lecture et l’écriture”.
Malheureusement, cet intérêt pour l’éradication de l’analphabétisme ne s’est pas poursuivi avec le même enthousiasme et détermination. Aujourd’hui, le pays récolte le fruit de ce relâchement : la Tunisie compte plus de 3 millions d’analphabètes et d’illettrés.
Les analphabètes exposés à tous les risques
La question qui se pose dès lors, que peut-on réussir de positif avec cette masse de gens “handicapés“? Avec les progrès scientifiques et technologiques qu’on connaît dans tous les domaines, la réponse est négative. Logiquement, on ne peut rien réussir avec ces gens-là: ni la modernisation de l’agriculture, ni l’urbanisation rurale, ni la démocratie, ni le civisme, ni la citoyenneté…
Néanmoins, ce peuple d’analphabètes et d’illettrés n’est pas aussi inoffensif et passif qu’on le pense. Il peut être une source de nuisance pour le pays et peut même le déstabiliser si rien n’est fait pour prévenir ce scénario.
C’est que ce peuple, fragilisé au maximum et malléable à merci, est exposé à toutes sortes de risque d’embrigadement.
Ainsi, il peut être exploité par des forces négatives anti-progrès du type des forces terroristes réactionnaires (djihadistes daechiens) ou des forces criminelles à la recherche de gains faciles par tous les moyens (syndicats du crime, trafiquants de drogue, contrebande, banditisme, mafias de tous genres).
Le risque djihadiste est réel
Interpellé sur ces risques, Mohamed Jouili, sociologue et ancien directeur général de l’Observatoire national de la jeunesse, estime qu’à l’origine de cet analphabétisme-illettrisme il y a certes la précarité existentielle mais aussi et surtout la démission de toute la société.
Pour lui, “les problèmes des jeunes analphabètes pour la plupart ne sont pas vécus comme des problèmes sociaux mais comme des échecs personnels. Conséquence : à défaut d’accompagnement collectif, le salut ne peut être qu’individuel et du domaine de l’aventure et du comportement à risque”.
Au sujet de l’embrigadement de ces jeunes analphabètes-illettrés, le sociologue relève que “les réseaux terroristes, qui se comportent comme des entrepreneuriats identitaires, ont mis des jeunes fragilisés dans un nouveau contexte. Les jeunes y ont trouvé des réponses et un cadre propice pour dissoudre leurs frustrations et satisfaire leurs fantasmes (sexe, drogue, violence, argent…). Le tout sous couvert de la grandeur de la religion musulmane…
Bombardé en temps réel par des images comportant tous les excès (richesses ostentatoires, guerres destructrices, injustice, impunité des assaillants, exploitation de l’homme par l’homme…), le jeune analphabète illettré-indigné, atteint par le syndrome de l’Islam et de sa grandeur, se voit investi d’une mission extranationale, celle du justicier qui doit se mobiliser pour sauver les opprimés”.
Cela pour dire au final que 2 à 3 millions d’analphabètes-illettrés dans le pays sont tout simplement une grenade dégoupillée qui peut éclater à tout moment. Cette communauté d’analphabètes-illettrés, voire de futurs daechiens ou gangsters, expose hélas le pays à tous les dangers. Pour y remédier, il faut s’attaquer à l’origine du mal, c’est-à-dire combattre avec plus de détermination et persévérance l’analphabétisme-illettrisme et revenir aux beaux réflexes d’antan.
Pour s’en convaincre, au XIXème siècle, Max Weber (économiste sociologue allemand) et Auguste Comte (philosophe français) avaient déjà prédit ce scénario en émettant l’hypothèse que la disparition de l’analphabétisme-illettrisme allait de pair avec la fin des religions. A bon entendeur.