Situé à un jet de pierre de la frontière algérienne, niché au creux d’une baie de partout cernée par les hauteurs du massif de Khroumirie, le site d’implantation de la localité de Tabarka jouit d’une position privilégiée pour constituer le déboucher naturel de la région enclavée du nord-ouest sur la mer et le monde extérieur. C’est ce qui explique l’ancienneté de l’agglomération et la continuité de son histoire, en dépit de périodes de repli.
Le toponyme actuel dérive de l’appellation antique de la cité Thabraca. Ce vocable libyque (ou amazighe, selon l’usage actuel pour désigner ce qu’on appelait «berbère»), semble avoir signifié «pays des bruyères», ce qui correspondrait parfaitement à l’une des caractéristiques botaniques de la région. Celle-ci est en effet couverte d’un dru manteau végétal estimé à plus de 100 mille hectares, composé essentiellement de chêne-liège, mais également d’autres essences forestières, dont toutes sortes de buissons.
Le relief recèle donc des ressources naturelles, végétales, mais également animales (sauvages ou d’élevage) ainsi que minières, tel le marbre, qui, très tôt, ont fait l’objet de transactions commerciales et d’échanges qui ont dicté l’aménagement d’un comptoir et l’édification d’une base de vie. C’est ainsi qu’est née Thabraca, vers la fin du IIIe siècle avant J-.C., selon des sources littéraires antiques (mais certains font remonter cette naissance à deux siècles plus tôt). A sa fondation, donc, la cité relevait du territoire numide qui aspirait à devenir un Etat à part entière. Mais les appétits de Rome, en pleine expansion en terre africaine, sont venus briser cet élan vers la fin du IIe siècle avant J-.C. Et aucun vestige nous ne est parvenu de cette époque-là.
L’âge d’or
La ville semble avoir vécu les premiers siècles de son existence sous l’empire romain sur un rythme actif, marqué par la prospérité et le cosmopolitisme. De son port partaient des cargaisons chargées de produits forestiers entrant dans la construction navale et les besoins domestiques, mais aussi de la laine du cheptel ovin dont l’élevage était favorisé par l’abondance de la végétation et de l’eau. On exportait également le précieux marbre jaune provenant des carrières de Chemtou voisine qu’une voie romaine a relié au port sous le règne d’Hadrien, au deuxième siècle, ainsi que des céréales venues des plaines couvrant la vallée de la Méjerdah, sur le flanc sud du massif khroumir.
De cet âge d’or, peu de témoignages nous sont parvenus. Le site antique a servi au fil des siècles, de véritable entrepôt pour matériaux de construction tout prêt à l’usage. Ce qui subsiste aujourd’hui (la «basilique» et quelques autres vestiges épars) rend mal compte de la prospérité passée de la cité à l’époque romaine. A la fin du XIXe siècle, l’administration coloniale a fait sauter à la dynamite l’un des derniers édifices encore debout sous forme de bâtisse voutée identifiée comme ayant été une aile des thermes de Thabraca et en a récupéré les matériaux pour les utiliser dans des chantiers en cours. Heureusement, les fouilles archéologiques effectuées sur place et dans les environs de la ville nous ont donné de superbes pavements en mosaïque ainsi que des bas-reliefs en marbre qui illustrent parfaitement le degré de prospérité et de raffinement qui prévalaient en ce temps-là.
La conquête arabe a marqué le début d’un déclin rapide et durable. C’est arrivé dans la foulée de la défaite, en 702, du côté de l’Oued el-Kébir, à la sortie de la ville, de la Kahéna, princesse amazighe qui avait farouchement combattu l’invasion arabe. La cité disparaît alors des écrans des historiens, semblant avoir sombré dans une profonde léthargie. Ce qui n’empêchera pas les chroniqueurs arabes de passage de relever avec admiration l’existence de vestiges importants à l’emplacement de la ville. Au IXe siècle, le port n’en continuait pas moins à desservir l’Espagne, entre-temps devenue musulmane. Un siècle et demi plus tard, un chroniqueur européen de passage notait qu’il n’y avait plus dans le port que « d’aucuns marchands et la ville qui faisait face à la presqu’île n’existe plus».
La «presqu’île» en question est ce qu’on a appelé l’«île de Tabarque». C’est le promontoire sur lequel trône aujourd’hui le fameux «Fort Génois» qui était séparé du continent par un isthme, comblé au siècle passé. Il s’agit d’un îlot d’une quarantaine d’hectares situé à 500 mètres du rivage. Vers le milieu du XIIe siècle, une famille de commerçants de Pise (Italie) a obtenu des autorités de Tunis l’autorisation de s’y installer et de se livrer au commerce du corail, dont les côtes étaient abondamment fournies. Ils ont été rejoints par des Catalans, puis des Génois. Mais interdiction formelle leur a été faite de s’installer sur le continent. La pêche au corail ne constituait pas leur seule ressource. Au marché hebdomadaire sur les bords de l’oued Zouaraâ, à quelques lieues de là, ils s’approvisionnaient en peaux, laine, céréales, cire et miel qu’ils revendaient en Europe.
Pignon sur mer
En 1543, suite à des transactions entre corsaires turcs et commerçants génois, l’îlot a été concédé en toute propriété aux Lomellini, famille de nobles génois. Ils y édifièrent la citadelle qui domine l’endroit et à l’ombre de laquelle la petite colonie a vécu d’un riche commerce avec la mer et les paysans de la région. Cela dura jusqu’en 1882, année de l’instauration du protectorat français sur la Tunisie. Une flottille mouillant au large a bombardé le rivage le 25 avril puis 1.200 hommes en armes ont débarqué sur le rivage : le début du repeuplement de Thabraca.
Le retour de la localité à la vie s’est donc effectué sous l’ère coloniale. Cela explique le style quelque peu « exotique » du Tabarka contemporain, un brin provincial français : tracé de rues à angles droits, toits recouverts de tuiles rouges, cheminées, et jardins potagers ! Le peuplement de la ville était effectivement quasi-exclusivement européen. Pour autant, Tabarka n’a pas provoqué la ruée enregistrée ailleurs et, 50 après, elle ne comptait pas plus d’un millier d’habitants, pour moitié des Français de souche, les autres étant de diverses nationalités européennes. Durant cette période, la pêche connut un développement remarquable, faisant passer le port de Tabarka au deuxième rang, après celui de Sfax.
En 1956, la proclamation de l’indépendance de la Tunisie a provoqué le départ progressif de la colonie européenne, vite remplacée par les nationaux qui avaient participé à la lutte de libération nationale. Quelques projets agricoles ou industriels sont venus se substituer à la pêche pour fixer une population d’origine paysanne ou pastorale dans la sylviculture, l’agro-alimentaire ou dans de menues activités artisanales.
Et malgré ses atouts indéniables en matière de tourisme, en particulier son rayonnement international grâce à cette époustouflante formule du « ne pas bronzer idiot » créée par le visionnaire Lotfi Belhassine vers la fin des années 60-début des années 70 et qui connut un succès fulgurant avant d’être méthodiquement sabotée, la ville a dû attendre la fin des années 80 pour retrouver un peu de cette vocation perdue. Une zone touristique y a été aménagée, dotée d’un golf et d’unités hôtelières de luxe et un aéroport international y a été construit, sans compter la réhabilitation du port, désormais doté d’anneaux réservés aux croisiéristes.
Une infrastructure, si complète et de qualité soit-elle, ne suffit pas à elle seule pour assurer le succès de l’activité touristique. Il y faut aussi le produit et le savoir-faire.
Produit et savoir-faire
Au titre du produit, Tabarka s’appuie en particulier sur son patrimoine naturel. La beauté et la diversité des paysages en front de mer, une côte partiellement rocheuse, dont les fameuses «Aiguilles» sont l’emblème en plein cœur de la ville, et qui est propice à la pratiques de nombreuses activité subaquatiques, les baies, véritables plages de poche qui se succèdent vers l’ouest jusqu’en Algérie, des rivages sablonneux sur plusieurs kilomètres en direction de l’est, une forêt au couvert végétal dense propice aux randonnées, des sommets en amphithéâtre qui tutoient les 1.000 mètres et auxquels s’adosse la ville, tout cela constitue un fort argument pour promouvoir ici un tourisme au naturel sous toutes ses variantes : écotourisme, agrotourisme, agritourisme, etc. .
D’une tout autre nature, le patrimoine culturel, matériel et immatériel, est un fonds quasi inépuisable dans lequel puiser pour attirer la clientèle. Les villages de montagne aux alentours de la ville constituent un véritable musée vivant illustrant le mode de vie autochtone ainsi que les traditions et les savoir-faire locaux. Aïn Draham et Béni Mtir, dans le voisinage immédiat de Tabarka, sont de véritables miroirs de l’ère coloniale au plan de l’aménagement et de l’urbanisme. Plus loin, les sites archéologiques de Chemtou et de Bulla Regia constituent un patrimoine archéologique à valeur universelle. Ne parlons pas de la station thermale de Hammam Bourguiba ou des sources chaudes de Hammam Ourahniya.
Comme nous l’avons vu précédemment, Tabarka bénéficie d’une vielle tradition de services touristiques et d’animation. En dépit de la fin en queue de poisson der la première formule du festival d’été de Tabarka, la tradition de l’animation estivale s’est maintenue, atteignant des pics avec le Festival de Jazz ou celui du trop bref Festival de musique amazighe.
Autant d’atouts devraient attirer une clientèle nombreuse, variée et à longueur d’année. Les stratèges du tourisme devraient cibler prioritairement les nationaux et les Algériens voisins. En effet, dans un très vaste périmètre chevauchant les deux côtés de la frontière, Tabarka s’adjuge incontestablement le statut de capitale régionale du tourisme, de la culture et des loisirs. Et si «le commerce tourne» avec cette clientèle-là, à juste titre réputée exigeante, alors la région ne pourra qu’être plus attractive pour la clientèle internationale.
Tahar Ayachi