Une évidence : l’économie tunisienne est en crise. Celle-ci est perceptible à travers un ralentissement de la croissance, un resserrement des finances publiques, une augmentation du chômage et une poussée de la dette publique et extérieure.
A l’origine de cette crise, une succession de chocs liés au terrorisme, à la chute des cours des produits de base exportés et au repli de la croissance des principaux partenaires commerciaux, dont l’Europe.
Pour y remédier, les réformes structurelles proposées vont prendre du temps et même beaucoup de temps en raison de résistances multiformes alors que les Tunisiens veulent tout de suite des résultats palpables.
Pragmatique et formaté dans l’école de l’efficacité américaine, l’expert Sophien Bennaceur, qui a été consultant d’une trentaine de multinationales (finances, banques, assurance, logistique, industrie, TIC…), balise dans cette interview accordée à Webmanagercenter (WMC) les grandes lignes de solutions immédiates pour résoudre tous les problèmes auxquels est confrontée l’économie du pays (dette, déficit des entreprises publiques, chômage, croissance…).
Sa devise est simple: on doit changer tout de suite ce qu’on peut changer. L’entretien mérite le détour.
WMC : Avant de rentrer en Tunisie, vous étiez aux Etats-Unis pendant plus de 34 ans. En votre qualité d’expert-observateur de l’extérieur de la chose tunisienne, quel diagnostic faites-vous du modèle de développement suivi en Tunisie depuis 1956? Nous vous posons cette question parce jusque-là aucun diagnostic crédible n’a été fait.
Sophien Bennaceur: Pour contribuer à la confection de ce diagnostic, je dirais que jusqu’au soulèvement du 14 janvier 2011, et même jusqu’à aujourd’hui, le modèle de développement suivi par la Tunisie a été articulé autour de l’Etat providence.
Historiquement, cela se justifie. Au lendemain de l’indépendance, en l’absence d’un secteur privé structuré et dynamique, l’Etat était obligé de tout financer: éducation, santé, entreprises, équipements collectifs, établissements publics (structures d’appui à l’investissement, offices, banques publiques…).
“Mieux, l’Etat a développé un contrat social avant-gardiste avec l’institution de garanties pour l’accès à l’éducation, aux soins, au logement…”
Mieux, l’Etat a développé un contrat social avant-gardiste avec l’institution de garanties pour l’accès à l’éducation, aux soins, au logement…
Moralité: c’est une phase nécessaire pour l’édification d’un Etat moderne sur des bases saines.
La deuxième phase (années 70 et après) a été marquée par l’introduction d’«un capitalisme limité» qui a permis au secteur privé de s’associer à la gestion de l’économie du pays.
Malheureusement, cette introduction a été accompagnée par deux phénomènes improductifs: une bureaucratie tentaculaire et pesante, et la création par l’Etat de situations de monopole. Ces situations ont profité à une caste de familles qui continue, hélas, jusqu’à ce jour à contrôler l’économie du pays. Ces quelques familles, qui ont bénéficié de toutes les juteuses incitations financières et fiscales instituées par l’Etat, depuis les années soixante dans le noble objectif de créer un secteur privé dynamique, opèrent dans les secteurs les plus rentables et les plus protégés : banques, tourisme, agroalimentaire, import/export…
“Le moment est venu de passer de l’étape “Blue sky” à une nouvelle étape qu’on peut dénommer celle du pragmatisme économique. C’est en quelque sorte une 3ème voie qui doit faire oublier aux Tunisiens l’Etat providence et le capitalisme sauvage”
Cela pour dire que, aujourd’hui, l’Etat providence continue à exister, et ce dans un contexte a-naturel, celui de la globalisation.
Le moment est, désormais, venu de passer de l’étape “Blue sky” à une nouvelle étape qu’on peut dénommer celle du pragmatisme économique. C’est en quelque sorte une 3ème voie qui doit faire oublier aux Tunisiens l’Etat providence et le capitalisme sauvage.
Concrètement, que proposez-vous comme alternatives pour la transcender?
Je pense que le modèle de développement suivi jusque-là a atteint ses limites. Le moment est venu pour le changer en ce sens où il est devenu, lui-même, le premier problème qui bloque la relance de l’économie du pays.
La solution serait, à mon avis, de passer d’une économie statique -générant des situations de rente et encourageant la corruption- à une économie dynamique et innovatrice -favorisant la concurrence et la création de valeurs.
“Concrètement, il faut revoir le contrat social avec ses nombreuses garanties (réforme des Caisses sociales, révision des gratuités et des subventions des entreprises publiques, meilleur ciblage de la compensation)”
Pour y arriver, il importe de revoir toutes les composantes de l’ancien modèle de développement. Concrètement, il faut revoir le contrat social avec ses nombreuses garanties (réforme des Caisses sociales, révision des gratuités et des subventions des entreprises publiques, meilleur ciblage de la compensation).
Il est impératif, également, de disposer d’une justice indépendante spécialisée dans le business et la conduite des affaires économiques. Ce genre d’institution est exigé par les investisseurs étrangers qui souhaitent s’implanter dans les sites de production internationale.
L’accent doit être mis en priorité sur d’autres réformes majeures: réforme de l’éducation, réforme de la formation professionnelle, réforme de l’enseignement supérieur, renforcement de la classe moyenne en tant que garante de la cohésion sociale, digitalisation impérative de l’administration tunisienne pour dissuader la corruption et favoriser la transparence.
“Un effort particulier gagnerait à être déployé en matière d’infrastructure de transport multimodal. Le but étant de désenclaver l’arrière-pays et de le relier à la logistique aéroportuaire et portuaire du littoral”
Un effort particulier gagnerait à être déployé en matière d’infrastructure de transport multimodal. Le but étant de désenclaver l’arrière-pays et de le relier à la logistique aéroportuaire et portuaire du littoral.
Mention spéciale pour la logistique portuaire. Les travaux de construction d’un port en eaux profondes à Enfidha gagneraient à démarrer dans les meilleurs délais. Des multinationales spécialisées dans les solutions de chaîne logistique, comme Fedex, DHL et UPS, peuvent être mises à contribution pour mener à terme ce mégaprojet tant attendu.
Les réformes que vous proposez, c’est tout un programme qui ne peut être réalisé que sur le long terme alors que les Tunisiens sont pressés. Ils veulent, d’ici l’échéance électorale de 2019, des panacées de court terme. Voudriez-vous nous en citer quelques-unes?
Au regard de la pression du temps et de l’urgence de la situation, les solutions sont limitées. Celles qui me paraissent les plus indiquées pour le moment sont des solutions monétaires du genre: amnistie fiscale, amnistie de change (encouragement des Tunisiens à détenir des comptes en devises), vente de la dette tunisienne sur le marché international des capitaux pour réduire les déficits budgétaires et courants.
“En ce qui concerne la pression sur les finances publiques, je pense que l’Etat peut faire beaucoup pour récupérer les impayés auprès des Caisses de sécurité sociale, du fisc et de la douane”
En ce qui concerne la pression sur les finances publiques, je pense que l’Etat peut faire beaucoup pour récupérer les impayés auprès des Caisses de sécurité sociale, du fisc et de la douane. Il s’agit de montants faramineux avoisinant les 10 milliards de dinars à récupérer, soit presque le montant du déficit courant. Leur recouvrement peut se faire par la négociation.
Aux Etats-Unis d’Amérique, de telles négociations sont régulières et permanentes. Elles aboutissent, le plus souvent, à des règlements satisfaisants pour les deux parties concernées.
Néanmoins, il y a des problèmes pressants auxquels il faut trouver tout de suite une solution, c’est le cas du chômage particulièrement des diplômés du supérieur. Comment y remédier selon vous?
A propos du chômage, il est évident qu’avec un taux de croissance de 2% par an, le problème restera entier. La solution réside en partie dans la volonté de l’Etat d’actionner avec détermination la diplomatie économique.
La Tunisie peut effectivement placer à l’étranger quelque 250.000 travailleurs qualifiés sans emploi dans le cadre de l’émigration organisée ou contrôlée.
Dans cette perspective, il suffit de négocier, avec professionnalisme, des contrats bien ficelés avec les pays d’accueil et de vendre dans cette optique l’image de la Tunisie en tant que “jeune démocratie d’une vieille civilisation de 3000 ans”.
“Des pays comme l’Australie, le Canada, la Nouvelle Zélande, les pays du Golfe, le Japon, l’Afrique subsaharienne, l’Allemagne… sont demandeurs de travailleurs qualifiés en règle”
Des pays comme l’Australie, le Canada, la Nouvelle Zélande, les pays du Golfe, le Japon, l’Afrique subsaharienne, l’Allemagne… sont demandeurs de travailleurs qualifiés en règle.
Pour réussir une telle opération, le gouvernement d’union nationale (GUN) doit ériger ce projet en priorité stratégique et préparer en amont une base de données des postulants à cette émigration organisée, de leur qualification, spécialités et savoir-faire.
Et s’il le faut, il importe de leur assurer des formations complémentaires adaptées aux demandes des entreprises et institutions des pays d’accueil.
A mon avis, le tout est une affaire de volonté politique et d’organisation en amont.
Votre approche est séduisante mais demeure virtuelle et tendancielle car elle ne comporte pas de solutions pour les chômeurs sur le terrain (en Tunisie)? Y Avez-vous pensé?
Bien évidemment. Pour les sans-emploi qui ne désirent pas intégrer cet ambitieux projet d’émigration contrôlée soutenue par une diplomatie offensive au sens positif du terme, il existe deux leviers.
Le premier concerne la promotion en Tunisie de l’économie sociale et solidaire (ESS), une panacée peu coûteuse pour venir à bout de l’emploi précaire et de la non-inclusivité du modèle de développement actuel avec son cortège de marginalisés parmi les femmes, petits exploitants agricoles, artisans, jeunes diplômés sans emploi, catégories aux besoins spécifiques…
“C’est pourquoi, l’institutionnalisation de cette économie gagnerait à être accélérée et mise en place dans les meilleurs délais. Ses avantages sont énormes”
C’est pourquoi, l’institutionnalisation de cette économie gagnerait à être accélérée et mise en place dans les meilleurs délais. Ses avantages sont énormes. Est-il besoin de rappeler que le coût d’emploi dans cette économie est dérisoire, il ne dépasserait pas les 5.000 dinars pour chaque emploi créé.
Le second levier concerne les banques. Celles-ci sont invitées, dans le cadre de la facilitation d’accès au crédit, à participer au capital des petites et moyennes entreprises aux fins de booster l’investissement et de créer de précieux emplois pour ceux qui en demandent.
Il n’y pas que le chômage, il y a aussi la problématique des entreprises publiques qui traînent un déficit de 4 milliards de dinars et dont la restructuration est considérée comme une ligne rouge par les syndicats qui craignent des plans sociaux douloureux. Comment y remédier selon vous?
Je pense qu’il existe quatre pistes à explorer pour traiter avec succès cette problématique, et ce sans provoquer l’ire des syndicats.
La première serait de dispenser les entreprises publiques à caractère stratégique de toute restructuration pouvant aboutir à leur privatisation partielle ou totale (cas de la STEG, SONEDE, SNCFT, TRANSTU…). La seule condition à exiger toutefois de ces entreprises stratégiques est d’accepter d’engager, tout de suite, un processus d’amélioration de leur gouvernance. Elles sont invitées à introduire dans leur management les bonnes pratiques de gestion privée. Plus simplement, ces entreprises restent publiques mais avec une gouvernance privée (Conseil d’administration indépendant). Il n’est pas inutile de rappeler, ici, que cette tendance du gouvernement à subventionner, actuellement, les entreprises publiques et à y injecter des fonds publics est tout simplement inconstitutionnelle.
“La deuxième consisterait à céder les parts de l’Etat dans le capital des entreprises publiques opérant dans le secteur concurrentiel (cas d’une douzaine de banques au capital desquelles l’Etat participe)”
La deuxième consisterait à céder les parts de l’Etat dans le capital des entreprises publiques opérant dans le secteur concurrentiel (cas d’une douzaine de banques au capital desquelles l’Etat participe).
La troisième serait d’injecter de l’argent frais dans le capital des entreprises publiques déficitaires à travers l’établissement de partenariats stratégiques techniques ou financiers avec des investisseurs étrangers. Le mécanisme du partenariat public-privé (PPP) peut jouer un grand rôle pour promouvoir ce type de partenariat.
Dans cette optique, il est impératif de mener de gros efforts pour promouvoir l’investissement étranger direct et attirer des multinationales.
La quatrième serait de céder en Bourse une partie du capital de ces entreprises. L’intérêt est double. Cette introduction va assurer la transparence des comptes de ces entreprises et garantir, au grand bonheur des syndicats, la viabilité de l’entreprise et la pérennité de l’emploi.
“L’Etat est aussi gagnant en ce sens où une Bourse de valeurs dynamique lui permettrait de lever, à bon marché, d’importants fonds pour financer l’économie du pays”
L’Etat est aussi gagnant en ce sens où une Bourse de valeurs dynamique lui permettrait de lever, à bon marché, d’importants fonds pour financer l’économie du pays.
Mieux, l’introduction des entreprises publiques en Bourse encourage les citoyens à contribuer à la création des richesses et à sa démocratisation.
Quelles sont les conditions objectives à réunir pour mener à terme ces chantiers de court terme?
Les deux premières conditions à réunir sont incontestablement la sécurité et la stabilité politique. Vient après celle de la délimitation de manière claire des prérogatives des trois principaux pouvoirs: législatif, juridique et exécutif. L’objectif est de faire en sorte qu’il y ait de la cohérence dans la gouvernance du pays.
Au plan géostratégique, la Tunisie est appelée à diversifier ses partenaires étrangers. Elle a tout à gagner à dépasser la vieille culture européenne, particulièrement française, et à établir des partenariats multiformes avec des pays producteurs de technologies comme les Etats-Unis d’Amérique, la Grande-Bretagne, le Canada, l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Japon, la Russie….
Pour y arriver, une politique d’apprentissage généralisé de la langue anglaise est vivement recommandée. Toute la littérature des nouvelles technologies et des brevets d’inventions (médecine, biologie, énergies vertes, TIC) est rédigée en anglais.
Comment expliquer toutes ces réformes aux Tunisiens?
Sur le terrain, il est impératif pour les responsables du pays de bien communiquer à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Ce qui n’est pas hélas le cas actuellement. Et c’est parfois dramatique. L’art de la communication, c’est un art qui s’apprend, nos responsables doivent s’y mettre.
Propos recueillis par Abou SARRA
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