Qu’en est-il de la justice fiscale en Tunisie ? Les professeurs Mohamed Haddar et Mustapha Bouzaiane répondent en chœur : «Un système fiscal, complexe, non transparent, déclaratif et sans contrôle ne peut jamais assurer une justice fiscale». Jusqu’à quand cela va durer et que faire pour plus tard?
Jeudi 19 octobre 2017, les professeurs Mohamed Haddar et Mustapha Bouzaiane, tous deux membres de l’ASECTU (Association des économistes tunisiens), ont présenté au public leur ouvrage commun, écrit à quatre mains. Financé par la fondation Hanns Seidel, ce livre s’intitule «Ancrage de la justice fiscale et mobilisation des ressources propres».
Cette publication fait tilt parce qu’elle sort après les diverses discussions publiques qui ont porté sur la loi de finances 2018. Outre que c’est un haut fait académique en référence à la tradition voulue par David Ricardo qui a entamé sa carrière par un retentissant ouvrage «Des principes de l’économie politique et de l’impôt» (“On the Principles of Political Economy and Taxation“).
Rappelons que les auteurs ont conçu leur ouvrage autour d’un questionnement pédagogique structuré et cohérent. L’interrogation fondamentale étant: Le système fiscal.
Qui ne déclare pas ses revenus au fisc ?
Question récurrente mais la réponse est hélas douloureuse. Du fait du caractère déclaratif de la fiscalité dans notre pays, une population importante échappe au répertoire du ministère des Finances. Le tiers environ de la population active exerce dans l’informel et ne se présente pas aux services du fisc et ne figure pas, par conséquent, dans l’annuaire des finances.
Les exemples sont abondants: les apprentis ou “petites mains“ dans les ateliers, les ouvriers agricoles dans les exploitations modestes appartiennent à cette catégorie. La défection de cette population est une première injustice du système.
Qui paie les impôts ?
Les déclarants se répartissent comme suit: 1.954.000 salariés exerçant dans le secteur formel représentent 84% des déclarants. Ils ont rapporté 5 milliards de dinars à l’Etat. Il y a ensuite 296.000 non salariés (BIC) dont les professions libérales. Ils constituent 13% du bataillon et rapportent 35 millions de dinars. Enfin, 73.000 sociétés, soit 3% des contribuables, rapportent 5 milliards de dinars.
L’effet de base n’assure pas une répartition équitable des charges fiscales entre les catégories sociales, et c’est là, encore une fois, un trait d’iniquité. Quelques données accentuent ce phénomène. Ainsi, 1% des salariés touchant entre 20 et 50 mille dinars paient 13% de l’impôt sur les salaires. De même, 250 grandes entreprises, représentant 14% du corps des grandes entreprises, paient 50% de l’impôt sur les grandes entreprises et 50% de l’impôt sur les sociétés.
La disparité de la charge fiscale en la matière est bien manifeste, et les auteurs le rappellent, avec amertume, que cela peut dissuader les investisseurs. Les auteurs rappellent donc que l’iniquité fiscale prive l’Etat de recettes précieuses et le pénalise en matière d’investissements et d’emplois.
Le casse-tête des forfaitaires
A bien des égards il se profile comme des resquilleurs du fisc. Sur la population de 414.000 forfaitaires, 219.000 parmi eux sont défaillants, en 2015. Les 196.000 déclarants parmi eux, qui représentent 47% du total, ont payé 36 millions de dinars en 2015. Ceci est l’équivalent de 0,7% de l’impôt sur le revenu, et 0,5% de l’impôt direct ou 0,2% des recettes fiscales.
Parmi les forfaitaires, on trouve les cafetiers -et feu Slim Chaker, lors de son passage au ministère des Finances-, avait demandé le raccordement de leur caisse enregistreuse. Les auteurs n’ont pas pu donner d’éléments sur la question car leurs statistiques s’arrêtent à l’année 2015.
Alors quand on laisse sous-entendre que les cafés et autres établissements de loisirs pourraient servir d’investissements de blanchiment, on ne peut l’infirmer. Les auteurs, par un simple calcul, ont rappelé que les forfaitaires déclarent des revenus d’extrême pauvreté. Si on les alignait sur le seuil de la pauvreté, ils rapporteraient 246 millions de dinars au lieu des maigres 36 MDT actuels. Si on les alignait sur le salaire moyen, hypothèse tout à fait clémente, ils rapporteraient 907 millions de dinars. Et dans le même sillage, les auteurs estiment que l’évasion et la fraude fiscale s’élèvent à 2,5 milliards de dinars.
L’informel se situe à 30% du PIB. C’est tout ?
C’est certainement l’une des affirmations les plus importantes de cette étude. Les deux professeurs soutiennent mordicus que l’informel dans notre pays ne dépasse pas le seuil de 30% du PIB. Et que cela ne représente que 400 millions de dinars d’évasion fiscale. Déjà sous Ben Ali, la BM affirmait haut et fort que l’informel représente au moins 40% du PIB. L’ennui est que personne n’a apporté la contradiction aux auteurs.
Seulement 1% de contrôle approfondi
Il y aurait une instabilité fiscale déroutante pour beaucoup de catégories de déclarants, soutiennent les auteurs. Près de 530 mesures ont été publiées par le ministère des Finances ces sept dernières années. Il y a de quoi, en effet, donner le tournis fiscal.
Par ailleurs, la profusion des titres de fiscalité est gênante. Le système est complexe et cela ne renforce pas la confiance des investisseurs.
En outre, l’Etat n’exerce pas de contrainte de recouvrement. Exception tunisienne, les services du contrôle et du recouvrement, envers et contre toute logique, sont scindés administrativement parlant. Cela complique le travail de recouvrement des créances fiscales. Ajouter à cela que du fait de l’insuffisance numérique du corps des contrôleurs, les contrôles approfondis ne représentent que 1% des opérations. Cela laisse de la marge pour les corrupteurs et les fraudeurs, disent les auteurs.
Un devoir citoyen en démocratie
L’impôt est la clé de voûte de la démocratie. L’impôt est un devoir civique. Il lui faut un contrôle institutionnel sur les dépenses publiques pour rassurer sur l’efficacité de son emploi. Le Parlement britannique, institution historiquement la plus ancienne en démocratie, a pour principale fonction le contrôle des dépenses publiques. L’Etat est donc convié à un effort de gouvernance qui soit rassurant pour les contribuables.
Le défaut de la cuirasse
L’étude présentée est une exploration intéressante dans le labyrinthe fiscal de notre pays. Ce travail fouillé est étayé par des statistiques très affinées que les auteurs auraient puisées sur le site de l’OCDE.
Ces statistiques ont été élaborées par le ministère des Finances sans figurer sur son site. Cette incohérence pèse comme une injustice. Ce travail ne s’est pas hélas prolongé par un effort de prospective à l’effet de tracer des pistes pour une réforme du système. De ce point de vue, il aurait été intéressant d’écouter les explications de Pr Houssine Dimassi, ministre des Finances du gouvernement Hamadi Jebali et proche de l’ASECTU.
Ce dernier a rendu le tablier. Qu’est-ce qui l’a privé de la tentative de réformer le système ? Son témoignage aurait été édifiant.
Le témoignage de Hakim Ben Hamouda, proche de l’ASECTU, lui aussi ministre des Finances du gouvernement de Mehdi Jomaa et qui a beaucoup travaillé sur la question, aurait été bien éclairant.
L’intervention au débat de cette journée de Slim Besbés, haut responsable au ministère des Finances en 2012, n’était pas en ligne avec l’esprit de l’étude, nous semble-t-il. Du temps de Slim Besbés, le ministère a signé le retour de la rubrique de la “zakat“ dans le budget. Et son parti, Ennahdha, a œuvré au retour des “Habous“. Or ce sont là deux aspects qui islamisent les finances publiques, et les auteurs ne lui ont pas fait observer que la chariaa fiscale et le devoir démocratique ne sont pas compatibles.
Ne nous attardons pas sur la question doctrinaire et concentrons-nous sur l’aspect fiscal, strictement opérationnel. Lors des assises fiscales nationales, Hakim Ben Hammouda avait fait intervenir Philippe Aghion, économiste français et l’un des auteurs du programme présidentiel de François Hollande, par duplex. L’économiste français avait rappelé que la Suède a baissé ses impôts et a amélioré les services de l’éducation de la santé, et l’emploi. Voilà un sujet d’inspiration pour une éventuelle réforme de la fiscalité dans notre pays.