De nombreux agriculteurs, écologistes et activistes de la permaculture (agriculture permanente basée sur des systèmes agricoles productifs et respectueux de la diversité, la stabilité et la résilience des écosystèmes naturels), sont convaincus que les semences paysannes, héritage précieux des aïeuls, sont une richesse à préserver jalousement. Ces semences constituent, d’après eux, le socle de la lutte pour la souveraineté alimentaire et sans lesquelles, l’autosuffisance alimentaire et la culture des peuples se trouvent menacées.
C’est autour de cette idée que la fête des semences est organisée, chaque année au mois d’octobre. Cette année 2017, les agriculteurs et les adeptes de la permaculture seront en conclave, dimanche 22 octobre, à Sousse, pour l’échange de semences locales et le transfert d’expertises pour une culture bio et amie de l’environnement. Dans une interview accordée à l’agence TAP, Abdelhamid Amami, co-fondateur de l’Association Tunisienne de la Permaculture explique les raisons pour lesquelles les activistes de la permaculture insistent sur la nécessité de sauvegarder les semences locales et recommandent l’ajustement des lois pour protéger le marché des semences et rationaliser l’importation des “graines de la vie”.
Votre association célèbre, dimanche, la troisième fête des semences locales. Quelles sont les nouveautés pour cette année ? Quels messages voulez-vous transmettre aux autorités comme à la société civile ?
Abdelhamid Amami : Cette année, l’Association tunisienne de la permaculture (ATP) organise la troisième édition de la fête des semences au Centre Sectoriel de Formation Professionnelle Agricole en Cultures Maraichères de Primeurs de Chott Meriem à Sousse, en collaboration avec la Banque Nationale des Gènes (BNG) et l’Observatoire de la souveraineté alimentaire et environnementale. Cette manifestation a pour objectif principal de sensibiliser et de conscientiser davantage de la nécessité de collecte de ce qui reste des semences locales héritées de nos ancêtres et de préserver ces graines, car elles présentent plusieurs avantages par rapport aux semences hybrides ou celles génétiquement modifiées qui envahissent les marchés.
Les nouveautés, cette année, résident dans le focus sur les méthodes de permaculture, l’accroissement du nombre des paysans qui adhèrent à notre action et la diversité des semences exposées. Il y’aura aussi des produits de terroir et des repas traditionnels tunisiens. Ceci est aussi important parce que le régime alimentaire actuel est devenu en quelque sorte ” mondialisé ” et basé surtout sur le blé, le riz, les pommes de terres et le sucre. Ce régime alimentaire est pauvre et néfaste pour l’environnement. Il affaiblit la souveraineté et est aussi à l’origine de l’obésité et d’autres maladies cardiovasculaires et du diabète.
Ne croyez-vous pas que la sauvegarde des semences paysannes est devenue aujourd’hui, rien qu’un “acte de résistance” au vu de la dominance de l’agriculture industrielle au détriment de l’agriculture traditionnelle ?
La sauvegarde des semences paysannes peut sembler, au début, une action inutile. C’est le cas pour toutes les actions, à leur démarrage. Mais, les agriculteurs sont pragmatiques. Ils sont maintenant conscients et réalisent qu’ils dépensent plus de 90% de leurs revenus pour l’achat des semences, des engrais chimiques et des herbicides. Certains d’entre eux commencent à se demander pourquoi continuer à emprunter ce chemin de l’agriculture industrielle. En plus, les promesses de la “révolution verte” de nourrir tous les affamés et les pauvres du monde, de mettre en valeur les terres et de lutter contre la désertification, se sont avérées fausses. La conjoncture est donc favorable à la présentation de solutions alternatives et la permaculture basée sur les semences locales est l’une de ces solutions. Elle offre une alimentation saine, préserve l’environnement et fait gagner aux agriculteurs des dépenses pour l’achat de semences des laboratoires et les poisons qui se vendent avec.
Vous avez parlé, auparavant, d’un objectif de l’ATP ; la création de banques régionales de semences. Où en êtes-vous dans vos démarches pour la réalisation de ce but ?
C’est vrai. Nous sommes en train d’œuvrer pour traduire dans la réalité cette idée. Nous y sommes presque, parce que nous allons connecter un plus grand nombre d’agriculteurs et les encourager à adhérer à l’idée de créer des coopératives de semences locales qui leur permettent d’acheter des semences à bas prix. Ces coopératives ont été bien créées en Inde et en Autriche et nous sommes en mesure de les créer en Tunisie. L’agriculteur tunisien est pragmatique et il comprendra, aussitôt, les avantages d’une telle initiative. Il a d’autant plus expérimenté les semences importées et a découvert leurs limites.
D’après vous, qu’est ce qui menace le plus les semences paysannes, les multinationales et les géants semenciers ou l’absence de lois qui protègent les droits des petits agriculteurs ?
Depuis l’apparition de l’agriculture avant presque 10 mille ans, les agriculteurs ont développé, génération après génération, des méthodes de sélection des semences. Ils ont sélectionné les semences les plus adaptées au climat et celles aux meilleures valeurs nutritives, faisant accélérer ainsi le rythme de la nature depuis des milliers d’années.
Une rupture est, toutefois, survenue, depuis le début du 20ème siècle entre le travail de l’agriculteur et celui du sélectionneur. C’est à cette époque là que les entreprises spécialisées dans la sélection des semences, au sein des laboratoires, ont fait apparition et sont intervenues. Ces entreprises ont été encouragées par les droits de propriété et les brevets pour les semences génétiquement modifiés. Cette mutation a généré une concentration du pouvoir dans les mains d’une poignée de sociétés.
En 2008, 10 entreprises ont dominé le marché mondial des semences. Ces géants semenciers ont fait tout pour inonder les marchés dans les pays du tiers monde, dont la Tunisie, de semences hybrides. Elles ont profité, surtout, des vides juridiques et de l’absence de lois régissant le commerce et l’importation des graines. C’est pour cela que l’institution de lois favorisant l’interdiction des semences génétiquement modifiées et hybrides et l’incitation des agriculteurs à sauvegarder leurs semences sont des solutions pour faire face à cette invasion et pour déjouer les démarches d’appropriation de biens vivant appartenant à toute l’humanité.
Quel rôle pourront jouer les semences paysannes dans l’adaptation aux changements climatiques ?
L’enjeu majeur de la culture durable c’est d’agir en phase avec la nature et non contre elle. C’est aussi d’apprendre de la nature et d’être en harmonie avec ses écosystèmes. Ainsi, la culture durable, étant une manière de concevoir des écosystèmes à dimension humaine, est tout à fait capable de faire face aux changements climatiques. Elle puise cette force et cette capacité, dans la nature et s’y inspire.
L’existence des plantes remonte à 400 millions d’années, celle des arbres à 370 millions d’années, précédant l’apparition de l’homme sur terre, de centaines de millions d’années. Durant cette longue histoire, la terre a connu d’énormes changements climatiques, non moins importants que ceux à venir, face auxquels les systèmes naturels ont fait preuve d’une grande capacité d’adaptation. Mère nature nous a ainsi donné une grande illustration de ce qu’est réellement la culture durable. Cette culture qui a pu résister à tous les changements survenus, à travers les temps.
Partant de cette logique, on pourra dire que les semences paysannes sont les plus capables de s’adapter aux changements climatiques futurs, étant donné qu’il s’agit de semences “vivantes “, renouvelables. Tout ce qui est vivant étant, en effet, habité par cette capacité de se développer et de s’adapter.
Même durant les années de sécheresse et de grandes chaleurs, les semences paysannes ont toujours fait preuve de résilience et d’adaptation, contrairement aux semences industrielles ” stériles “, conçues selon des critères bien déterminés.
Ceci étant, je pense qu’il est plus que jamais nécessaire et urgent d’agir pour re-collecter nos semences locales dans l’objectif de les préserver et de les multiplier dans des aires de cultures protégées, dans un premier temps, avant de les distribuer à une plus grande échelle, dans une seconde étape.