La presse écrite tunisienne du début du siècle dernier a illustré avec pertinence et humour les revendications et les préoccupations des Tunisiens au début de l’occupation française. Dans des journaux tels que «Al Dhahik» «Al Kanfoud», «Al Farzazzou», «Jouha» et des dizaines d’autres titres parus à l’époque, sarcasmes et persiflages l’ont disputé à la profondeur et la finesse de l’écriture et le sens de la critique ciblée et profonde des auteurs. Des qualités que nous ne trouvons malheureusement plus dans la presse satirique d’aujourd’hui, laquelle, à quelques exceptions près, est tombée dans la superficialité et la grossièreté des mots et des caricatures.
Youssef Néji, PDG du Centre des archives nationales, a voulu mettre en exergue la production journalistique satirique qui a commencé à faire fureur à partir de 1906 dont «Al Moz3ej» et «Tarwih Annoufous» dans une exposition qui s’étale du 13 au 16 novembre à la salle de l’Information à l’Avenue Habib Bourguiba.
Une occasion de rappeler que la liberté d’expression ne date pas d’aujourd’hui et que, à chaque époque, il y a eu des plumes libres qui se sont révélées être des armes très efficientes contre toute forme d’oppression ou d’endoctrinement.
Les articles satiriques ou la caricature politique et sociale, situés entre journalisme d’opinion et liberté d’écrire exaltée, ont permis à l’époque -où la Tunisie souffrait des affres de l’occupation française- de transmettre des messages et des pensées «révolutionnaires» sous couvert d’un humour en apparence tout à fait innocent.
A une époque où il était invraisemblable de critiquer l’occupant, où le religieux représenté par les cheikhs de la Zaitouna, ou encore le bey, les journalistes de l’époque ont pu décrire la triste réalité du pays de manière à faire rire le lecteur tout en emportant son adhésion. C’est d’ailleurs ce qui explique que les organisateurs de l’exposition lui aient choisi pour titre «Kothr El Ham ydhahak» (Vaut mieux en rire qu’en pleurer).
Une floraison de titres
45 titres ont été exposés illustrant plus d’un siècle de presse humoristique. Des titres qui meublaient les murs des archives nationales sans jamais avoir été mis en lumière. Les journaux satiriques étaient pourtant nombreux et leur audace était ahurissante, contournant une censure permanente et suscitant auprès des lecteurs aussi bien le mépris des gouvernants et des occupants que le rire via une vision comique de la réalité sociopolitique du pays.
«Machrah al Isdar», le véritable démarrage de la presse satirique
C’est le cas de l’un des pionniers de cette presse, feu Hussein Al Jaziri, ou le groupe de «Taht Assour» dont Mohammed El Hédi El Mekki, ou encore un exemple édifiant, celui de Souleimane Al Jadaoui, à l’origine vendeur de laine et de tapis avant de devenir un brillant éditeur de la presse satirique dont «AbouNawas» -journal réputé pour ses critiques acerbes et acides-, ou encore Hédi Labidi -qui a démarré sa carrière de journaliste à 16 ans-, ou encore le monument Ali Douagi -qui a fondé le journal «Al Sourour» à travers lequel il a lancé la caricature.
Ceci étant et pour nombre d’historiens, le véritable démarrage de la presse satirique en Tunisie a commencé avec la parution du bulletin «Machrah al Isdar» en hébreux par Jacob Hayek en 1886 et qui était publié sous forme de 4 grandes pages avec un tirage de 400 bulletins par semaine. Ensuite ce fut le tour de Raphael Smaja qui a édité, en 1888, un autre journal en hébreux intitulé «Al Moristane», pour être suivi du «Le Charivari tunisien» fondé par Horace Meunier, et du Pilori tunisien créé par G. Gandas.
L’âge d’or des parutions tunisiennes a débuté avec la suppression des garanties financières imposées à l’époque par les autorités françaises, et du coup ce furent les journaux comme «Abou Kacha» édité en 1908, «Oueld El Bled», «El Karakouz», ou encore «Al Nims» en 1910.
1936, l’éclosion de journaux satiriques…
La presse satirique a atteint son apogée avec la promulgation de la loi encourageant la liberté de la presse en 1936 sous l’occupation française. A cette époque, on assista à l’éclosion de nombre de supports écrits de la presse tels «Achabeb», «Annasness» et «Zahw el Bel».
Sur le journal «Mouraja3at Sahafia» (Révisions médiatiques), c’est le grand Mostapha Khraief qui se distingua par ses articles écrits dans le pur dialecte tunisien en usant de ruses linguistiques évocatrices des sévices subis par le peuple tunisien de la part des colons français.
La presse satirique tunisienne commença à s’éteindre pour presque disparaître avec le déclenchement du mouvement de libération nationale en 1952 pour de nouveau renaître en 1955 avec le journal «Al Farzazzou», «Al Ifrit» en 1957, «Al Sattar» en 1960, «Al Kanfoud» en 1962 et «Bil Makchouf» en 1978 -fondé par Taieb Rezgui- pour finir avec «Al Imata3» en 1979 et rentrer dans une nouvelle phase de récession.
En conclusion, la presse satirique a pendant plus d’un siècle représenté dans une Tunisie sous l’occupation et près de 25 ans un canal de communication qui avait permis à des Tunisiens brimés et opprimés de s’exprimer, de lutter et d’imposer des idées progressistes et indépendantistes.
Une presse exprimée aujourd’hui uniquement par la caricature où jeunes et moins jeunes excellent, à travers l’art de la caricature, dans l’illustration des frustrations d’un peuple épris de liberté mais désillusionné par une classe politique sans leadership capable de répondre à ses attentes et ses ambitions.
Que d’illusions perdues après les temps euphoriques de janvier 2011 !
Espérons que cette médiocrité médiatique ambiante donnera naissance à un souffle salvateur à travers une jeunesse engagée, imaginative et militante.
Et peut-être que dans un siècle, on pourra organiser une exposition pour parler de leurs œuvres et leurs réalisations.
Amel Belhadj Ali